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PrŽsentation :

Le nom de chaque Žtudiant figurera en page de titre comme nom dĠŽditeur.

Informations pour la mise en page :

Le texte comporte 8 chapitres, 23 inter-titres et 2 notes de bas de page. Les 2 notes, intŽgrŽes dans le texte, commencent toutes les deux par Ç Ce chapitre a ŽtŽ Žcrit enÉ È ; vous les ferez figurer en bas de page.

 

Les chapitres ont pour titres :

Palaces et H™tels

Aux Tuileries

Rue Cambon, place Vend™me

PersonnalitŽs de premier plan

Avenue George-V

Aux alentours de la Concorde

Aux Champs-ƒlysŽes

Entre la Madeleine et lĠOpŽra

 

 

 

RŽfŽrence : passages extraits de LŽon-Paul Fargue, Ç Le PiŽton de Paris suivi de DĠaprs Paris È, Žditions Gallimard, 1932 et 1939.

 

 

Pages encadrant les pages de texte, ˆ crŽer :

 

[texte ˆ placer en page de faux titre :]

LŽon-Paul Fargue

Le piŽton de Paris suivi de DĠaprs Paris

 

[texte ˆ prŽciser (ligne Žditeur) et ˆ placer en page de titre :]

LŽon-Paul Fargue

Le piŽton de Paris suivi de DĠaprs Paris

Nom dĠŽtudiant-Žditeur

 

[texte ˆ prŽciser et ˆ placer en page de copyright :]

Nom dĠŽtudiant-Žditeur, ville, annŽe

NĦ dĠISBN : ˆ venir.

 

[texte ˆ placer en page de dŽdicace :]

Le PiŽton de Paris

Ë Madame Paul Gallimard

 

[texte ˆ prŽciser lˆ o cĠest possible et ˆ placer en page dĠachevŽ dĠimprimer :]

Cet extrait du PiŽton de Paris a ŽtŽ achevŽ dĠimprimer enÉÉ corps ÉÉÉ sur les presses de É ˆ É le É.

 

ƒditeur nĦ É

DŽp™t lŽgal : É

 

*

 

 

 

Palaces et H™tels

 

 

Il y a, au Waldorf Astoria de New-York, une tŽlŽphoniste qui est prŽposŽe spŽcialement, exclusivement, aux Habitudes. Elle est, en quelque sorte, la mŽmoire des clients. Elle rappelle ˆ celui-ci quĠil est lĠheure de prendre son bain, mais elle pourrait aussi bien lui signaler, sur sa demande, sĠil est sensible, que le journal du jour ne comporte aucun crime et quĠil peut lĠouvrir sans crainte. Rien ne montre mieux que la vie dĠh™tel est la seule qui se prte vŽritablement aux fantaisies de lĠhomme. Paresseux, noctambule, excentrique, celui qui choisit de vivre ˆ lĠh™tel est dĠabord un client, surtout en AmŽrique, et la loi, lĠimpŽratif est de se mettre ˆ sa disposition sans manifester jamais dĠŽtonnement, demanderait-il quelques grammes de radium ou un ŽlŽphantÉ

Paris, riche de mille cinq cents h™tels environ, dĠaprs lĠannuaire des tŽlŽphones, ne pouvait rester indiffŽrent ˆ ce code admirable qui permet au citoyen le plus obscur de vivre en prince pendant quelques heures, et nous avons depuis la guerre une dizaine de grands Žtablissements qui ont rŽponse ˆ tout. CĠest peu, dans une ville de mille cinq cents h™tels, mais nous avons le charmeÉ Sur le plan de lĠh™tellerie, comme sur tant dĠautres, le retard de Ç lĠindustrialisation È est compensŽ chez nous par le pittoresque. H™tel Terminus-Austerlitz-et-du-Pied-de-Mouton, H™tel des Mathurins et de New-York, H™tel du Grand Saint-Fiacre, H™tel de la Bertha, H™tel de lĠUnivers et du Portugal, H™tel de la RŽpublique, du Garage et des ƒtrangersÉ Je connais maints voyageurs qui habiteraient de pareilles maisons pour le seul plaisir de lĠadresse.

Dans tous ces Žtablissements, quĠils soient palace ou maison meublŽe, machine ˆ habiter ou simple garni, le r™le de lĠh™telier est de participer le plus Žtroitement possible ˆ la vie de ses clients, que certains patrons nomment leur famille. La vie dĠh™tel est lĠimage mme de la sociŽtŽ, et lĠon comprend quĠun livre comme celui de Vicki Baum, Grand H™tel, ait fait le tour de la littŽrature, du cinŽma, de lĠUniversÉ LĠh™tel est un pays en petit. On y vient au monde, on y souffre, on y travaille et parfois lĠon y meurt. Certains tres choisissent les h™tels comme lieu de suicide, car la mort y est pratique. DĠautres nĠont encore rien trouvŽ de mieux pour jouir pleinement de lĠadultre. Quelques-uns considrent lĠh™tel comme un refuge.

 

Ç LĠh™tel È est un sŽjour charmant

Pour un cÏur fatiguŽ des luttes de la vieÉ

 

 

Ceux qui entendent vivre gratis

 

Si le rat dĠh™tel a disparu, comme la cravate ˆ systme et le tricycle ˆ pŽtrole, lĠescroc nĠa pas renoncŽ ˆ abuser de la confiance et de la largeur dĠesprit du personnel h™telier. Faire un agrŽable sŽjour quelque part et filer sans rŽgler sa note est une habitude dont certains hommes se dŽbarrasseront difficilement. Celui-ci essayera de remettre ˆ la caisse des chques sans provision, et parfois des billets faux. Celui-lˆ commandera un dŽjeuner somptueux de plusieurs couverts au restaurant et en profitera pour emprunter cent francs au ma”tre dĠh™tel, aprs quoi il ira manger, debout, un croissant au bar voisin.

Il y a une anthologie ˆ composer avec les stratagmes employŽs par quelques voyageurs pour vivre gratis dans les conditions les meilleures du monde. La certitude que les directeurs sont en rapport avec la police ne les arrte jamais. Au besoin, quand la surveillance est Žtroite, ils la tournent ˆ leur avantage et nĠhŽsitent pas ˆ se faire passer pour ambassadeurs ou rois. Un comparse, qui tŽlŽphone frŽquemment de lĠextŽrieur, contribue ˆ la rŽalitŽ de ces personnages et fait croire aux missionsÉ

Une des questions qui sont particulirement importantes dans le tourbillon de la vie dĠh™tel est celle des chiens, source dĠennuis et de tracas, voire de complications diplomatiques pour le personnel. Une armŽe de grooms doit tre mobilisŽe plusieurs fois par jour pour la promenade hygiŽnique des clients ˆ quatre pattes. Il faut de plus Žviter les rencontres entre pŽkinois dĠopinions politiques diffŽrentes, rencontres qui dŽgŽnrent rapidement en bagarres. Enfin, il faut fermer les yeux sur de petits accidents dĠordre naturel, si naturels que certaines clientes ne comprennent pas que lĠon sĠen Žtonne et menacent de quitter lĠh™tel ˆ la moindre observation.

Dans les grands h™tels que ne hantent que des animaux de luxe, perroquets de musŽes, roquets dĠexpositions, le rŽgime des chiens est aussi soignŽ que celui des ma”tres. Il ne se passe pas de jour quĠon nĠaperoive sur quelque commande Ç une aile de poulet pour chien È, ou Ç une c™te de mouton pour chien È.

Certaines dames, dont on ne sait si elles sont plus originales que rŽservŽes, prŽfrent ne pas mentionner que lĠaile de poulet est pour le toutou, et passent volontiers, malgrŽ le souci quĠelles prennent de leur ligne, pour de grosses mangeuses. On imagine sans peine les drames que provoque dans un h™tel la mort de quelque chien auquel on sĠŽtait habituŽ comme ˆ un client. Il faut non seulement consoler la ma”tresse ŽplorŽe, mais sĠoccuper des obsques, et se mettre en quatre pour dŽcouvrir, dans un cimetire pour chiens, une concession digne du dŽfunt.

 

 

Celui que les h™teliers redoutent : le journaliste

 

Une autre plaie de lĠh™tel est le journaliste, autant le dire tout de suite et sans prŽcautions. LĠobservation est dĠailleurs tout ˆ lĠhonneur de la profession. Le journaliste est un monsieur qui a reu lĠordre dĠapprocher cožte que cožte les grands personnages, de leur arracher une dŽclaration, de les surprendre dans lĠintimitŽ. Or, le grand personnage est gŽnŽralement un voyageur excŽdŽ, qui nĠa rien ˆ dire et qui ne sait plus ce que cĠest que la vie privŽe. Tant mieux, rŽpond le journaliste, cĠest justement ceci qui est intŽressant. LĠh™telier proteste, le journaliste insiste, et, quand on lui fait la vie dure, il nĠhŽsite pas ˆ emprunter les vtements dĠun sommelier ou dĠun veilleur de nuit pour se faufiler dans la chambre o se cache le sujet de son article.

LĠh™tel est le sŽjour prŽfŽrŽ dĠune nuŽe dĠoriginaux qui, ds lĠinstant quĠils rglent leurs notes, Žtalent leurs manies et sonnent ˆ tout propos. JĠai connu un fantaisiste qui, sur ses vieux jours, sĠŽtait constituŽ dans son appartement une collection dĠobjets volŽs dans les Žtablissements o il avait sŽjournŽ : cendriers, essuie-mains, verres ˆ dents, fourchettes, poivriers, cintres, provenant de Milan, de Dresde, dĠƒdimbourg, de Rio, encriers, presse-citrons et papier ˆ lettres. Tel autre, qui ne se lavait les dents et les mains quĠˆ lĠeau de ContrexŽville, avait besoin dĠun livreur particulier et contr™lait lui-mme les bouteilles.

 

 

 

Secret professionnel

 

Le premier devoir, et le plus strict, de lĠh™telier, est le respect absolu du secret professionnel. Il sait parfaitement que le monsieur chauve du 307 et la dame blonde du 234 sont du dernier bien, que lĠune de ces deux chambres est toujours vide la nuit, mais il lĠignore parfaitement, le 307 et le 234 se saluant ˆ peine dans le couloir et affectant souvent dĠavoir lĠun pour lĠautre un profond mŽpris. On mĠa citŽ le cas dĠun riche provincial que ses affaires obligent ˆ faire ˆ Paris trois sŽjours annuels dĠune assez longue durŽe, en compagnie de sa femme. Or cette femme, qui est toujours lŽgitime, nĠest jamais la mme. Mais tout le monde ˆ lĠh™tel doit lĠignorer, et veiller ˆ ne pas remettre ˆ lĠŽpouse de Juillet la combinaison rose oubliŽe par lĠŽpouse de DŽcembre.

Plus redoutable que le journaliste, et cette fois plaie au fŽminin, me faisait remarquer un gŽrant subtil, est la madone des palaces. Aprs sĠtre fait annoncer par des lettres qui ne laissent aucun doute sur sa distinction mystŽrieuse, aprs avoir c‰blŽ et rec‰blŽ quĠelle avait fait un peu de cinŽma, par condescendance, entre deux divorces princiers, elle se prŽsente ˆ lĠh™tel, encombrŽe de bagages et de ch‰sses mastodontes, comme une ambassade du xvie sicle, mais le porte-monnaie vide. Physionomistes aussi rapides que les inspecteurs de Monte-Carlo, les directeurs des grands h™tels reconnaissent aussit™t lĠaventurire. Mais ils sont bien obligŽs de lui faire crŽdit jusquĠau jour o elle rencontre enfin dans le hall le gŽnŽreux donateur qui en est ˆ sa premire aventureÉ Si celui-ci ne se prŽsente pas, le directeur nĠa plus quĠˆ faire sous les yeux de la vamp un inventaire discret et respectueux de ses bijoux et de ses fourrures. Il dŽclare quĠil regrette sincrement que la crise puisse avoir dĠaussi pŽnibles et inŽlŽgantes consŽquences, et il nĠajoute rien de plus, car il nĠest pas jugeÉ

 

 

Est-ce la prospŽritŽ qui revient ?

 

Le mot crise est entrŽ dans le vocabulaire des h™tels depuis quelques annŽes. On a bien essayŽ de ne pas le prononcer au dŽbut, mais il a fallu sĠy faire ˆ la longue. Il faut dire pourtant que les h™tels parisiens ont sto•quement supportŽ lĠabsence de leurs clients, et que, lorsquĠils ont ŽtŽ obligŽs de fermer, de cŽder ou de sous-louer, ils lĠont fait avec dignitŽ, comme les gŽnŽraux se rendent. JusquĠˆ la dernire minute, sans jamais avouer quĠils souffraient plus que dĠautres du malaise Žconomique, ils ont cherchŽ des vŽtŽrinaires pour serins quand il le fallait et convoquŽ des tireuses de cartes pour des clientes indŽcises.

AujourdĠhui, tous les h™tels parisiens sont dans une situation difficile : la crise h™telire ne sera rŽsolue que le jour o la circulation de lĠargent pourra tre rŽtablie. On se plaint du Tourisme, mais ce nĠest pas le tourisme qui est en cause. Les Žtrangers ne demandent quĠˆ venir chez nous. Le malheur est quĠils ne peuvent exporter leurs capitaux, et, quand ils le peuvent, ils redoutent lĠeffondrement des Changes. Ces fluctuations et ces interdictions ne permettent pas aux h™teliers de faire imprimer des prix. Ils ne peuvent compter que sur des clients hardis et trs riches. Espce de plus en plus rare. La salade des devises a dĠailleurs crŽŽ parfois des phŽnomnes assez curieux. Ainsi, ce sont les Franais qui ont fait vivre ces dernires annŽes les stations dĠhiver autrichiennes. Et lĠon dit que nous ne voyageons pas !

Habitudes, nostalgie de Paris, rŽsultats dĠune excellente propagande ou attraction de la saison, une sŽrieuse reprise a pourtant ŽtŽ constatŽe dans lĠindustrie h™telire parisienne, et cĠest le moment quĠil convient de choisir pour visiter quelques grands Žtablissements qui font plus pour notre renom que discours et manifestations.

 

 

Aux Tuileries

 

QuelquĠun disait jadis, peut-tre Saint-Sa‘ns, quĠil y avait trois sortes de musique : la bonne musique, la mauvaise musique, et la musique dĠAmbroise Thomas. Excellente formule, qui peut servir  ˆ caractŽriser la clientle dĠune des maisons les plus illustres de France : le Meurice. Et lĠon peut ainsi poser en principe quĠil y a trois sortes de clientles : la bonne, la mauvaise et celle du Meurice.

Le vrai client du Meurice a ŽtŽ dessinŽ plus de cent fois par Sem. CĠest un monsieur qui porte des faux cols trop hauts, ŽvasŽs en cornet, pareils ˆ lĠenveloppe dĠun bouquet de fleurs, et qui montent jusquĠaux yeux. Avant la guerre, lĠŽpouse de ce personnage solennel et dŽlicieux, immensŽment riche, lui remettait mŽticuleusement chaque matin son argent de poche : cinq francs en monnaie, ce qui en fait cinquante environ ˆ lĠheure quĠil est. Mais si lĠon y cherche une vraie cliente, je pense ˆ la femme du grand peintre Sert, qui y habita trs longtemps.

En 1806, le Meurice Žtait situŽ au 223 de la rue Saint-HonorŽ. Il avait ŽtŽ construit sur lĠemplacement de la salle du Mange, o, du 7 novembre 1789 au 9 mai 1793, se tinrent les sŽances de lĠAssemblŽe Constituante, de lĠAssemblŽe LŽgislative et de la Convention Nationale. Il est donc contemporain de la RŽpublique. En 1816, la poste aux chevaux de Calais, dirigŽe par M. Meurice, sĠinstalla dans les restes du couvent des Feuillants et sĠy maintint jusquĠen 1830. En 1917, les terrains, qui appartenaient aux Feuillants et sur lesquels sĠŽlvent aujourdĠhui les b‰timents du Meurice, furent mis en vente comme faisant partie du domaine de la Couronne. Le comte Greffulhe acheta deux parcelles de ces biens nationaux pour 41.700 francs. Les immeubles de la rue de Rivoli, dont le percement avait ŽtŽ dŽcidŽ en 1802, furent b‰tis conformŽment aux plans imposŽs aux propriŽtaires, et ˆ la condition que les boutiques des arcades ne pourraient tre louŽes ˆ des artisans, ni ˆ des bouchers, charcutiers, boulangers ou p‰tissiers, et ˆ toute autre profession faisant usage du four et du marteau. La tranquillitŽ raffinŽe dont jouissent les clients du Meurice commenait. Et ces prescriptions se sont continuŽes jusquĠˆ nos jours. Le Meurice est situŽ dans un quartier dĠhygine serrŽe. Dans un autre h™tel, ˆ quelques pas de lˆ, on dŽsinfecte les chambres aprs le dŽpart de chaque client.

 

 

Anglais, dandies et nobles Žtrangers

 

Lorsque Paris se fut apaisŽ aprs vingt annŽes de remous et troubles, les Anglais se prŽcipitrent chez nous pour voir ce que la Capitale de la France Žtait devenue. Les plus riches descendirent au Meurice, dont la rŽputation, ˆ lĠŽpoque de la Restauration, Žtait excellente. LĠh™tel venait dĠouvrir quatre nouveaux appartements en face du jardin des Tuileries, dans lĠun desquels, stipule un prospectus du temps, Ç on pouvait, si cela Žtait nŽcessaire, installer jusquĠˆ trente lits È.

Des appartements plus petits, ˆ un seul lit, dont le prix Žtait de trois francs la nuit, avaient ŽtŽ Žgalement mis ˆ la disposition de la clientle. La maison se flattait quĠaucun h™tel en Europe ne fžt mieux rŽglŽ ni mieux organisŽ pour offrir le plus grand confort aux Anglais, dont elle avait le souci constant de respecter les habitudes et les traditions. Pour disposer le voyageur, on lui apprenait outre cela que le linge Žtait blanchi au savon ˆ trois milles de Paris, et non battu ou brossŽ, comme cela se faisait gŽnŽralement en France au dŽbut du xixe sicle.

Le prix consenti aux pensionnaires comprenait tout, ˆ commencer par le vin, exceptŽ pourtant le bois, que les clients avaient la libertŽ dĠacheter. Enfin, de mme que lĠon retient aujourdĠhui rue de Rivoli des couchettes de wagon-lit, ou des places ˆ lĠOpŽra de Berlin, on pouvait, du temps de Louis XVIII, retenir des voitures pour Calais, Boulogne et nĠimporte quel endroit du Continent.

Lorsque la rue de Rivoli fut achevŽe en 1835, lĠh™tel sĠinstalla en faade dans des b‰timents neufs. Pendant la Monarchie de Juillet et le Second Empire, les clients Ç sans pension È, les pensionnaires ou les visiteurs du Meurice, Anglais, dandies, nobles Žtrangers, gens de Cour, Parisiens brillants, firent au Meurice la rŽputation dĠtre la maison la mieux frŽquentŽe de Paris, rŽputation qui ricocha jusquĠau triomphe, puis jusquĠau stade de ce quĠon appelle Ç lĠexclusif È en argot h™telier.

AchetŽ en 1905 par une nouvelle sociŽtŽ, remaniŽ de fond en comble, un nouveau Meurice naquit en 1907 sous la bŽnŽdiction des fŽes qui prŽsident aux ŽvŽnements parisiens. Rois et reines du monde entier nĠattendaient que ce signal pour inscrire la rue de Rivoli au nombre de leurs rŽsidences : lĠAngleterre, la Belgique, le Danemark, la Serbie, la Grce, lĠItalie, lĠEspagne, la Yougoslavie, la Hollande et le Siam furent tout ˆ tour reprŽsentŽs dans les appartements du Meurice par leurs monarques, hŽritiers et princesses. DŽfilŽ Žblouissant, ˆ propos duquel on mĠa rapportŽ le mot touchant dĠune petite fille de Paris qui passait des heures ˆ faire le guet au coin des rues de Castiglione et de Rivoli aussit™t quĠelle avait appris par le journal ou la rumeur quĠun roi ou quĠune reine se trouvait au Meurice. Comme on lui demandait un jour la raison de cette obstination, la petite rŽpondit :

— Je viens voir si ces messieurs-dames ressemblent bien aux portraits de ma collection de timbresÉ

 

 

Le rendez-vous des potes et des originaux

 

On sait quĠavant la guerre des pelotons de curieux et dĠadmirateurs se livraient ˆ toute une stratŽgie devant le Meurice pour apercevoir Edmond Rostand, client fidle, et qui composa Chantecler ˆ lĠh™tel. Un murmure dĠadmiration sĠŽlevait sur son passage. Le pote avait du reste tout ce quĠil faut pour sŽduire les foules : une moustache dĠofficier de hussards, un visage dĠun galbe fin, un monocle brisant, et un Ç paille È dont, quelques annŽes plus tard, Maurice Chevalier devait Žprouver les vertus au music-hall. Rostand nĠa pas ŽtŽ remplacŽ dans le hall du Meurice. Aussi bien, la littŽrature a dž cŽder le pas ˆ la haute couture, ˆ la boxe, ˆ la politique. CĠest Mme Chanel, que jĠai aperue rŽcemment rue de Rivoli, Coco Chanel, qui est une reine aussi, et qui reoit assurŽment plus de visites quĠun auteur dramatique. Pour la moustache, cĠest celle du marŽchal PŽtain qui assure le service de la cŽlŽbritŽ. Quant au Ç paille È, jĠai bien cru remarquer que le maharadjah de Kapurthala en portait un, mais, comme dit lĠautre : Ç Allez vous y retrouver ! Il y a au moins deux Kapurthala par h™tel en ce moment ! È

Plus que ses Žgaux en luxe, et sans doute par les vapeurs de snobisme quĠil dŽgage, le Meurice a la spŽcialitŽ dĠattirer les grands originaux, du moins ceux qui ont assez dĠargent vrai pour avoir des idŽes fausses, depuis lĠAnglais qui ne voyage quĠavec une boussole de faon ˆ pouvoir toujours dormir la tte orientŽe vers le Nord, jusquĠˆ cet AmŽricain qui, lorsquĠil vient ˆ paris, tient absolument ˆ voir la Tour Eiffel de sa fentre. Un jour, dans lĠimpossibilitŽ de le satisfaire, un ma”tre dĠh™tel suggŽra ˆ ce maniaque de se faire construire une Tour Eiffel portative et extensible, quĠil pourrait ˆ volontŽ transporter de Continent ˆ Continent et installer dans les chambres, les bars ou les jardins. LĠAmŽricain Žcouta la chose le plus sŽrieusement du monde. Et il est fort possible que nous lisions un jour dans les journaux lĠinformation suivante : Ç Un original dŽclare ˆ la douane maritime une Tour Eiffel en rŽduction. È

— Si encore, me confiait un barman, nous nĠavions affaire quĠaux maniaques doux, quĠaux fantaisistes solitaires qui se contentent de fŽtiches ou de jouets ! Mais il y a les clients ˆ scandale, et mme pis. Je ne puis vous citer le nom de lĠŽtablissement o cela sĠest passŽ, mais essayez de vous reprŽsenter les consŽquences de la chose : un jour, un d”neur mŽcontent, croyant ˆ un attentat, a abattu en pleine salle un malheureux ma”tre dĠh™tel. Il Žtait mort, monsieur, mort, mort, mort ! Homicide par imprudence, si lĠon veut, dĠaccord, mais tout de mme, mettez-vous ˆ la place du client !

Admirables nuances du mŽtier ! CĠest le client que lĠon plaignait et non le dŽfunt, ni la famille dĠiceluy. Un client qui devait tre fort embarrassŽ, et qui sans doute changerait dĠh™tel. Voici comment les choses sĠŽtaient passŽes : On servait des Ïufs de pluvier farcis ˆ un client bien pris dans un smoking parfait, mais voici quĠun Ïuf de pluvier tombe maladroitement entre ce smoking parfait et la pure chemise du monsieur. Le ma”tre dĠh™tel perd son sang-froid, bleuit, p‰lit et, croyant bien faire, cherche vivement ˆ retirer lĠÏuf de ses doigts tremblants, ce qui crŽpit le plastron du client dĠune longue peinture de Braque. Devenu fou furieux, le d”neur, parant lĠattaque, se lve, tire son browning et abat le ma”tre dĠh™tel !

— Hein ! dit le barman. CĠest du roman policier, a ! Mais, pour ma part, jĠaime mieux ceux qui prennent la chose gaiement. JĠai connu un ma”tre dĠh™tel qui malaxait sans cesse et trop fort un r‰telier hautement dŽcalŽ. Un soir, il le laisse tomber dans une soupire :

Ç — Non, merci, murmure le client quĠil Žtait chargŽ de servir, jĠen ai dŽjˆ un ! È

Ce que lĠon pourrait appeler le paroxysme du Meurice se produit une fois lĠan, au cours de la grande semaine parisienne, un peu avant lĠheure du d”ner, paroxysme dont le fumet se rŽpand dans le quartier et qui ne trompe pas. Il y a lˆ un mariage de bas de soie, de perles, de lvres fardŽes, des froissements de chques, des conversations, des chuchotements qui font ressortir le plus pur de lĠactualitŽ, des allŽes et venues, des coups de tŽlŽphone, un parfum, un esprit qui disent assez que lĠendroit est un lieu gŽomŽtrique, une capitale minuscule, un nÏud vital. Sous le porche, flegmatique, important, rve le chasseur, un des personnages les mieux renseignŽs de Paris, les plus influents aussi, et qui faillit tre rŽprimandŽ un jour pour ne pas avoir devinŽ que quelquĠun aurait la curiositŽ de fouiller les bagages de Lloyd George, lors de la ConfŽrence de la Paix.

 

 

Rue Cambon, Place Vend™me

 

On ne sait gure que le fondateur de lĠh™tel Ritz fut un homme comme vous ou moi, et qui sĠappelait rŽellement et tout simplement M. Ritz, comme Flaubert sĠappelait Flaubert et M. Thiers M. Thiers. On croit volontiers, loin de Paris, lˆ o le Ritz recrute justement le plus Žtincelant de sa clientle, que Ritz serait plut™t un mot comme ObŽlisque, Tour Eiffel, Vatican ou Westminster, voire JŽrusalem ou Himalaya. Ce point de vue se dŽfend. Je disais un soir ˆ Marcel Proust, qui venait prŽcisŽment de commander pour nous, ˆ minuit, un melon frais au Ritz, que je rvais de composer un catŽchisme ˆ lĠusage des belles voyageuses ornŽes de valises plus belles encore. CatŽchisme dont lĠidŽe mĠavait ŽtŽ fournie par une conversation que jĠavais eue dans un salon avec les plus beaux yeux du Chili :

  Ë quoi rvent les jeunes filles fortunŽes ?

  Ë la vie dĠh™tel.

  Quels sont leurs h™tels prŽfŽrŽs ?

  Elles prŽfrent toutes le mme : le Ritz.

  QuĠest-ce que le Ritz ?

  CĠest Paris.

  Et quĠest-ce que Paris ?

  Le Ritz.

Ç On ne saurait mieux dire È, murmurait Proust, qui eut toujours pour cet Žtablissement une tendresse mlŽe de curiositŽ. Il aimait, lui si expansif, quĠon y observ‰t trs sŽrieusement la premire et la plus noble rgle des h™tels : la discrŽtion. DiscrŽtion absolue, obturŽe au ciment armŽ, et du type Ç rien ˆ faire È. Il avait ŽtŽ profondŽment intŽressŽ aussi, un soir, par le mŽtier dĠh™telier, quĠil trouvait un des plus humains de tous et le mieux fait pour recueillir, palpitant, sincre et prŽcis, le secret des tres. On ne dit la vŽritŽ, para”t-il, quĠau mŽdecin et ˆ lĠavocat. La Sagesse des Nations aurait pu ajouter : et ˆ lĠh™telier.

Tout comme les premiers directeurs du Grand H™tel, M. Ritz, lorsquĠil lana son Žtablissement, rŽvolutionna lĠindustrie h™telire europŽenne. CĠŽtait en effet la premire fois, depuis quĠil y a des hommes et qui ne couchent pas chez eux, que chaque appartement fžt pourvu dĠune salle de bains. Au premier abord, le Ritz est un palais tranquille dont le cŽrŽmonial nĠest troublŽ que par des erreurs de couverts ou des chutes de fourchettes. De grandes dames, dont la fortune assurerait lĠaisance de plusieurs gŽnŽrations, y boivent un thŽ prŽcieux avec une distinction de fant™mes. No manĠs land presque bouddhique o les ma”tres dĠh™tel glissent, pareils aux prtres perfectionnŽs dĠune religion tout ˆ fait supŽrieure.

 

 

PersonnalitŽs de premier plan

 

La clientle y est inŽvitablement composŽe de personnalitŽs de premier plan. Tout rŽcemment, comme je parlais de Proust avec Olivier, le ma”tre des ma”tres dĠh™tel, un des pivots du mŽcanisme parisien, on me dŽsigna rapidement, au passage, le comte et la comtesse Haugwitz-Reventlow, cĠest-ˆ-dire toute lĠAllemagne wilhelminienne et toute lĠaristocratie de lĠaventure mondaine, car la comtesse Haugwitz-Reventlow nĠest autre que Barbara Hutton, lĠex-Žpouse de M. Mdivani. JĠaperus, guidŽ par ma vue perante et par son index prŽcis, le baron et la baronne de Wedels-Jarlsberg, M. Jospeh Widener, le prince et la princesse Nicolas de Grce, le marquis Somni-Piccionardi, le prince hŽritier de Kapurthala, Georges Mandel, le docteur Nicolas Murray Butler, bref, tout un aŽropage dont la disparition entra”nerait de lĠanŽmie en Europe.

Dans la coulisse, depuis des annŽes, le mme personnel veille au maintien des traditions et dŽfend la forteresse : Jimont, lĠas des chefs, en tte. NĠoublions pas quĠun grand h™tel doit tre une grande cuisine. Une cuisine dont on ne parle pas, cela va sans dire, de mme que lĠon ne risque le mot Ç crise È quĠavec mille prŽcautions, pour ne  pas effaroucher une clientle qui nĠa jamais entendu parler de cette maladie nouvelle, crise qui dĠailleurs va sĠattŽnuant. Le Ritz est tout fier de pouvoir annoncer une amŽlioration notable de la situation sur lĠannŽe dernire. LĠofficier dĠŽtat-major de cet admirable h™tel qui me donne le dŽtail me fait Žgalement remarquer que le Ritz sĠefforce dĠtre un h™tel complet, un h™tel qui se suffit ˆ lui-mme, qui a ses propres lingres en lingerie fine, ses blanchisseuses dĠŽlite, et un Žtablissement floral spŽcialement crŽŽ pour garnir ses huit jardins et ses dix-huit serres. Enfin, dernier renseignement pour ceux qui perdent inutilement leur temps dans les carrires poŽtiques : un chef dĠŽtage quelque peu habile peut arriver ˆ se faire 10.000 francs par mois1.

 

1. Ce chapitre a ŽtŽ Žcrit en 1936É

 

 

La dame vouŽe au noir

 

Cette jolie somme me rappelle lĠhistoire dĠune dame qui, si elle nĠest pas ritzienne, mŽrite de le devenir un jour. Le monde parisien lĠavait surnommŽe la Dona Bella. Elle nĠŽtait plus trs jeune, bien que splendide encore. Son mari Žtait vaguement banquier dans un vague BrŽsil. Elle ne se montrait quĠen noir, et faisait installer la chambre quĠelle retenait en tentures et tissus noirs. Son lit Žtait parŽ de soie et de draps noirs. Elle sĠŽvertuait ˆ imposer le noir ˆ son fils, et ˆ une gouvernante qui nĠallait pas tarder ˆ lĠallŽger de tous ses bijouxÉ

Cette symphonie en noir Žtait heureusement relevŽe par une gŽnŽrositŽ qui avait le droit de se faire appeler gaie : la Dona Bella donnait une livre sterling de pourboire pour chaque acte de service, et autant par invitŽ quand elle recevait des amis ˆ dŽjeuner ou ˆ d”ner. Un jour plus noir encore quĠˆ lĠordinaire, elle demanda ˆ un chasseur de lĠaccompagner jusquĠˆ je ne sais plus quelle gare, car elle craignait de voyager seule. ArrivŽe devant le compartiment, elle remit au jeune homme un chque de 10.000 francs pour le remercier.

Ce sont ces faits divers de la vie ultra-mondaine qui font rver les midinettes de la place Vend™me, les taxis qui passent et repassent, les bacheliers pressŽs dĠtre hommes, Ç pour voir È, et tous ceux qui ne connaissent du Ritz que cet Žnigmatique parfum, riche dĠanecdotes, dont sĠemplit le porche.

 

 

LĠhumilitŽ du Grand Carnegie

 

Citons au badaud que troublent les manies de la cliente milliardaire un acte de modestie qui vaut aussi son pesant dĠor. Un jour, Carnegie, le vrai, et qui Žtait tout petit, se prŽsente timidement au Ritz. Aussit™t le personnel, au grand complet, de mettre les plus somptueux appartements de la maison ˆ sa disposition, ˆ commencer par le cŽlbre appartement Empire du premier Žtage. Or, Carnegie ne se trouvait pas Ç ˆ lĠŽchelle È. Il se regardait dans les glaces, courait aux fentres, sĠŽvaluait devant la colonne Vend™me et ne se montrait pas le moins du monde enthousiasmŽ. Finalement, sur sa prire, on lui donna la chambre la plus petite du Ritz, qui Žtait sur les jardins, et il se mit ˆ sautiller de bonheur.

Bel exemple de simplicitŽ et mme dĠhumilitŽ que lĠon pourrait faire imprimer sur papier couchŽ, en gros caractres, pour Mme OÉ, cliente autoritaire, absurde, capricieuse, arrogante, qui faisait aux femmes de chambre des scnes terribles parce que les chaises de son appartement, disait-elle, Žtaient asymŽtriques. Les femmes de chambre sĠinclinent, se retirent, se concertent avec les garons dĠŽtage et font changer les meubles, sans le moindre murmure de protestation. Le personnel dĠun h™tel digne de ce nom ne perd pas de temps ˆ apprŽcier les mouvements de colre ou les sautes dĠhumeur de la clientle. En revanche, il ne peut retenir son admiration ds quĠil se trouve en prŽsence de voyageurs qui ont plus de sentiments que de bagagesÉ

On mĠa citŽ le cas dĠun couple qui nĠežt pas manquŽ dĠinspirer ˆ Maupassant une de ces nouvelles courtes et sombres dont il avait le secret. Descendent un jour place Vend™me un Anglais et une Espagnole. MariŽs, et tous deux de haute aristocratie. Ils prennent un appartement luxueux de cinq ˆ six mille francs par jour et ne sortent plus de ce dŽcor. CĠŽtaient, comme la Dona Bella, des maniaques de la tenture noire, de lĠombre, des rideaux tirŽs et des stores baissŽs. Ils exigrent de la direction que le service fžt absolument muet. Comme ils ne tolŽraient aucune question de la part du personnel, celui-ci devait avoir lĠÏil ˆ tout, tout deviner et tout comprendre. On chuchotait un peu dans les couloirs sur ce couple singulier qui semblait mimer une histoire dĠEdgar Poe.

On se demandait ce que cachaient ces deux visages p‰les, mŽlancoliques et comprimŽs, qui parfois sĠŽclairaient dĠun grave sourire. Ils prenaient tous leurs repas ˆ lĠh™tel et se montraient chaque soir, lui en habit, elle en toilette de soirŽe, dans une attitude noblement  vožtŽe, chargŽe, tŽnŽbreuse. NĠy tenant plus, un ma”tre dĠh™tel, que tant de dignitŽ funbre empchait de dormir, sĠen fut aux renseignements, et il revint pour apprendre ˆ ses collgues que lĠAnglais et lĠEspagnole pensaient nuit et jour ˆ un fils trs beau tuŽ ˆ la guerreÉ

Ce Ritz si tranquille, si respectable, si bien conu pour le sommeil psychologique des grands de la terre, est en vŽritŽ tout sonore de romans, tout ornŽ de biographies pathŽtiques. On croit que certains tres recherchent le plaisir. En rŽalitŽ, ils se rŽfugient dans les h™tels et fuient les hommes parmi les hommes. Ce qui faisait dire ˆ un directeur ˆ qui je demandais quelle Žtait ˆ son avis la premire qualitŽ de lĠh™telier : Ç Le cÏur !É È

 

 

Avenue George-V

 

On compare volontiers les paquebots ˆ des h™tels flottants. On pourrait aussi heureusement comparer les h™tels ˆ des paquebots immobiles, en commenant par le George-V, qui sĠest ancrŽ, pareil ˆ un transatlantique soignŽ et poudrŽ, dans lĠavenue la plus aristocratique de Paris, autrefois bout de campagne o sĠŽtalaient des chaumires, aujourdĠhui bras de mer dĠun luxe calme. Murailles fines, presque fragiles, de pierre et de marbre, plans successifs de jardins fleuris, de terrasses, le George-V nĠa rien de la machine ˆ habiter, selon le mot qui fut probablement inventŽ par de vieilles dames mal adaptŽes ˆ une Žpoque de machines prŽcises et dĠhabitations enfin confortables.

Le George-V nĠa rien non plus du palace monumental et mŽlancolique o le luxe et lĠennui se confondent. CĠest exactement lĠh™tel qui est destinŽ ˆ une clientle que rien ne rattache ˆ lĠavant-guerre, une clientle intimement liŽe au jazz, ˆ la vitesse, aux fluctuations des changes, et pour laquelle la direction avait crŽŽ, bien avant le pays lŽgal, comme on dit aujourdĠhui, un service dĠavions-taxis qui cueillaient le touriste ˆ la descente des paquebots.

MlŽ aux malaises et ˆ lĠeuphorie de ces dernires annŽes, le George-V a ŽtŽ lancŽ par la signature du plan Young, qui eut lieu dans le salon bleu, appelŽ depuis Ç des experts È, en prŽsence de MM. Moreau, Montagu Norman, Pierpont Morgan, Strong, Schacht et Luther. M. Young emporta aux ƒtats-Unis la chaise qui avait ŽtŽ la sienne et le tapis vert sur lequel sĠŽtaient appuyŽs tant de coudes illustres. Sur ce mme tapis, devenu relique, un banquet-souvenir fut servi en AmŽrique, en 1930.

La mme annŽe, trois nouvelles signatures contribuaient, ˆ Paris, ˆ rendre cŽlbre lĠencre de lĠh™tel George-V : celles du colonel Easter Wood, et de Costes et de Bellonte, ˆ lĠoccasion de la premire traversŽe franaise de lĠAtlantique, qui fut dŽcidŽe, ou plut™t pariŽe, au bar. Puis ce sont les statuts de la Banque des Rglements Internationaux de B‰le qui voyaient le jour dans le salon Young. Enfin, Roosevelt, alors gouverneur de lĠƒtat de New-York et candidat du parti dŽmocrate ˆ la prŽsidence, vint rendre visite ˆ sa mre souffrante qui sŽjournait au George-V ˆ cette Žpoque.

 

 

Le visage dĠune Žpoque

 

Ainsi, lĠh™tel est entrŽ dans lĠHistoire compliquŽe de 1920 ˆ 1935, et il sera certainement citŽ dans les ouvrages destinŽs ˆ lĠEnseignement Secondaire des collŽgiens du xxie sicle, comme un monument. Cette immortalitŽ ne sera pourtant pas uniquement faite de souvenirs officiels ou monŽtaires propres ˆ faire b‰iller les enfants de nos enfants.

Car les professeurs de petite Histoire ajouteront au texte abstrait des manuels que, vers la mme Žpoque, chefs dĠƒtat, argentiers et ministres chargŽs de rŽgler le sort de lĠEurope rencontraient dans les ascenseurs ou le restaurant du George-V dĠautres cŽlŽbritŽs qui entretenaient dans ce lieu une atmosphre de sommets : Chevalier, Tilden, Yvonne Printemps, Brigitte Helm, Jeanette Macdonald, le cŽlbre escroc Factor, ou Rossoff, roi du mŽtro new-yorkais, prince du mŽtro moscovite. Et George-V, ainsi nommŽ parce que les rois ont une grande attraction sur les voyageurs, passera pour avoir ŽtŽ un h™tel infiniment important et pittoresque, qui avait encore la coquetterie de sĠaccorder avec les travers et les manies du couple ou de lĠisolŽ des annŽes 25 ˆ 35.

Voyant un jour entrer un des clients de lĠŽtablissement compltement ivre ˆ la tte de lĠorchestre de lĠAbbaye au grand complet, le veilleur de nuit sourit gracieusement ˆ cette tribu et laissa passer saxophones et violons sans leur opposer la moindre rŽsistance. Le client invita les musiciens ˆ le suivre dans sa chambre, sĠŽtendit sur son lit, et se fit donner une aubade amŽricano-slave pour lui seul. Il alla mme jusquĠˆ rŽclamer ce quĠon appelle des claquettes, en style dancing, car il ne pouvait plus sĠarracher ˆ lĠenchantement montmartrois. Vers 11 heures du matin, sous le regard respectueux dĠun des personnels les plus aimables de Paris, lĠorchestre quitta doucement lĠoriginal qui sĠŽtait endormi. Il lui arrivait de boire trois semaines dĠaffilŽe, et de rŽclamer du whisky ˆ lĠh™pital o il fallut bien le recommander un jour.

 

 

Avion ou paquebot ?

 

Si lĠoriginal fait la joie des chefs de rŽception, gouvernantes, nurses, sommeliers et grooms, il les affole aussi parfois, mais uniquement parce quĠil oublie de Ç prŽvenir È, comme cet explorateur qui pria le bureau de lĠh™tel de bien vouloir lui garder deux lions en cage. On dut les mettre en pension au zoo. Comme ses confrres dans lĠart de loger et de recevoir, le George-V accueille volontiers les mariages, championnats ou manifestations ŽlŽgantes de la sociŽtŽ parisienne. CĠest dans ses salons, qui se prtent aux exigences les plus inattendues, quĠeut lieu lĠinoubliable lunch de mariage de Paul-Louis Weiller, ainsi que le fameux match de bridge au cours duquel mille curieux se sont presque battus pour approcher de tout prs un roi de pique ou un sept de carreau particulirement chargŽs dĠavenir ce jour-lˆÉ

Ce nĠest pas impunŽment que jĠai comparŽ le George-V ˆ un paquebot. Il supporte admirablement la visite, tout comme lĠIle-de-France ou le Normandie. Mieux : il lĠappelle, et il tient ses promesses. Entrer dans les profondeurs du George-V, cĠest descendre dans les anciennes carrires du village de Chaillot dĠo fut extraite la pierre qui servit ˆ Ždifier lĠArc de Triomphe. Dans cette cave modle, dĠun silence de dŽsert, sĠempilent aujourdĠhui des bouteilles aussi prŽcieuses, pour quelques fous, que des vies dĠhommes. Aussi la Ville de Paris lĠa-t-elle classŽe au premier rang des abris pour Parisiens de luxe, en cas dĠattaque aŽrienne. Ë vingt mtres sous terre, gardŽ ˆ vue par des batteries de Haut-Brion ou de Chambertin, on imagine plus facilement encore un avion quĠun h™tel, me fait remarquer lĠadministrateur qui mĠaccompagne. Je me sens, en effet, sur le chemin du ventre de la terre, et je fais effort pour penser ˆ un tapis, ˆ un Manhattan cocktail, ˆ un gigot, ˆ une langouste, ˆ un taxi.

Nous remontons dĠun pas gŽognostique vers les cuisines. Au passage, nous apercevons lĠartillerie de forge de la chaufferie, o lĠillusion dĠtre en mer, de chercher ˆ Žchapper ˆ un typhon, est complte. Enfin, au sortir des grottes, des familles de casseroles nous sourient. JĠai envie de crier : Ç Terre ! È Dans une cabine, jĠaperois un ami : cĠest Pierre Benoit. Ainsi, il Žtait aussi du voyage ? Mais non. CĠest la photographie de Pierre Benoit, en bonne place dans le poste de commandement du chef Montfaucon, que lĠauteur du DŽjeuner de Sousceyrac ne manque jamais de venir fŽliciter chaque fois quĠil prend un repas avenue George-V.

CĠest Jules Romains, je crois, qui prŽtend que le bonheur ne sĠŽprouve violemment que dans une cuisine. QuĠil vienne serrer la main de lĠillustre Montfaucon, dans sa case dŽcorŽe de vingt et un dipl™mes et de onze mŽdailles dĠor, de cartes gastronomiques et de notes de service pŽremptoires : 104 lunchs assis, 350 sandwiches, etc. Il respirera de la fŽlicitŽ ˆ peins poumons.

 

 

Une innovation : le repas-disque !

 

 Il ne suffit pas de bien manger, me dit-on dans cet endroit o dŽjˆ je rve de ballets g‰te-sauces, il faudrait pouvoir retenir ce que lĠon dit ˆ table. Que de promesses oubliŽes, que de renseignements perdus, que de mots dĠesprit envolŽs ! On d”ne et lĠon se quitte aprs avoir ŽchangŽ parfois les propos les plus denses. Pour remŽdier ˆ cette frivolitŽ, le George-V lancera en 1938 le repas-disque ! Ë la demande des clients, toutes les conversations seront enregistrŽes entre les hors-dĠÏuvre et le cafŽ. Une Ç mŽmoire È fonctionnera sous la table sans dŽranger personne, et lorsquĠon retirera Ç son vestiaire È, on pourra emporter avec soi le procs-verbal du dŽjeuner ou du d”ner auquel on assistait, et se constituer ainsi chez soi des bibliothques de conversation qui seront utiles pour rappeler aux personnes importantes quĠelles ont promis de sĠoccuper de vous, aux femmes quĠelles vous aiment, et aux amis quĠils mentent.

Une des joies du George-V, ce sont ces appartements, meublŽs ou vides, ornŽs de terrasses, clairs, parfumŽs de cinŽma correct et dans lesquels se donne la forte satisfaction de Ç sĠamŽricaniser È un peu. Ces appartements, dont les fentres donnent sur ce qui fut soit le bal Mabille, soit le ch‰teau des Fleurs, soit les jardins dĠIdalie, sont malheureusement occupŽs, ˆ de trs rares exceptions prs, par de richissimes Franais – parfaitement – qui veulent bien payer un loyer annuel de 40.000 ˆ 70.000 francs pour Žchapper au fisc, ˆ condition de pouvoir se faire un peu de cuisine et dĠavaler un yoghourt en cachette.

 

 

Moscou-Paris

 

Le George-V leur a installŽ des cuisines Žlectriques et des frigidaires ravissants qui semblent provenir de quelque joaillerie. Pour gagner cette colonie charmante, nous repassons par la lingerie, claire et appliquŽe, o lĠodeur de la premire communion se mle ˆ celle du drame dĠamour. Nous longerons la rŽserve des bagages oubliŽs, et parfois laissŽs pour compte par les clients qui sont partis sans payer. Et lĠon ne peut se faire justice soi-mme, car les trŽsors de cette rŽserve, vŽritable dock, ne peuvent tre fracturŽs avant trente ansÉ Dans la chaufferie qui bat lentement comme un cÏur, je t‰te le pouls de lĠh™tel, et jĠaperois en passant, un peu plus loin, la mise en bouteille du vin des courriers, que lĠon soigne comme des princes, ou des policiers secrets, car les courriers ne sont autres que les domestiques personnels de la clientle, cĠest-ˆ-dire quĠils sont plus puissants que les puissants quĠils servent, ces derniers seraient-ils les vrais KapurthalaÉ

Sur le seuil des appartements, nous sommes accueillis par la voix douce et prte ˆ tout de la gouvernante. Un pur silence entoure la vie privŽe des grands oisifs de ce monde. Les ascenseurs sĠŽlvent sans tousser, sans se plaindre de varicesÉ Des bo”tes aux lettres sillonnent le trajet vertical. Des toilettes ravissantes et silencieuses courent entre les Žtages, trs vite, comme en rve. On nĠa plus besoin de sortir. Toute la vie est lˆ, sans la moindre bavure. On comprend cet Anglais qui, au retour dĠun voyage en U. R. S. S., et comme on lui demandait ses impressions, se borna ˆ coller, c™te ˆ c™te, deux Žchantillons dĠun papier trs spŽcial provenant respectivement dĠun H™tel Rouge et du George-V, et sur lequel il Žcrivit ces deux seuls mots : Moscou, ParisÉ

 

 

Aux alentours de la Concorde

 

De tous les h™tels, le Crillon est celui qui ressemble le moins ˆ un h™tel. Je lĠai entendu traiter de ministre, de banque ou de musŽe. Et de fait, le plus en vue, le plus historique des h™tels est aussi le moins connu de lĠÏil du Franais, et mme du touriste moyen, qui cependant nĠignorent plus que la place Louis XV, au fŽminin Concorde, nĠa pas dĠŽgale dans le monde entier. CĠest sans doute pour cette raison que le Crillon est devenu lĠh™tel de lĠincognito. On y est magnifiquement obscur. On mĠa rŽpŽtŽ quĠun roi, sĠy sentant enfin et parfaitement libre, disait ˆ un de ses familiers, en contemplant le plus bourgeoisement du monde lĠobŽlisque de Louqsor :

— Le jour o les faiseurs de potins apprendraient que je descends au Crillon, je nĠaurais plus quĠˆ aller loger dans lĠune des Pyramides !

Ce projet Žvoque le stratagme si minutieusement exposŽ par Poe dans la Lettre VolŽeÉ

Construit en 1758 par les soins de lĠarchitecte Gabriel, sur lĠordre du roi Louis XV, qui tenait ˆ complŽter par un chef-dĠÏuvre la dŽcoration de la place, lĠh™tel de Crillon demeura cent cinquante ans rŽsidence privŽe. En 1908, la famille de Polignac lĠacheta pour le transformer en h™tel.

Ouvert au printemps de 1909, il offrit aux Parisiens une rŽalisation exceptionnellement brillante et qui mŽritait un coup de chapeau. Aussit™t, la critique officielle fut dĠaccord avec le monde pour apprŽcier les perfectionnements qui Žtaient apportŽs ˆ lĠancienne demeure et la magnificence des salons crŽŽs sous Louis XV et conservŽs intacts. CĠest sur ce plan que le Crillon peut tre confondu avec un musŽe. Comment ne pas envier toutes ces cheminŽes de style, et ces admirables vestiges de lĠŽpoque que sont les plafonds sculptŽs des trois grands salons du premier Žtage : salon des Aigles, salon des Batailles, salon Louis XIV ?

Solidement liŽ ˆ lĠHistoire par toutes ses pierres et par tous ses parquets, le Crillon avait toutes les chances, sinon le devoir, dĠaccompagner la marche des ŽvŽnements historiques. Un heureux mŽlange de moderne et dĠancien allait en faire, ds son ouverture, la demeure dĠŽlection des Cours Royales de lĠEurope, qui ont droit aux h™tels comme le commun des Hommes, de la Diplomatie et de lĠAristocratie. On y rencontrait S. M. le sultan du Maroc, S. A. R. la princesse de Bade, le prince A. dĠOldenbourg, la princesse de Battenberg, S. M. George V et S. A. R. le prince de Galles, qui occuprent ˆ tour de r™le les appartements du premier Žtage.

 

De brillants Žtats de service

 

Pendant la guerre, le Crillon porta successivement le nom de Grand Quartier GŽnŽral de lĠƒtat-Major anglais, puis de Quartier GŽnŽral des officiers gŽnŽraux du corps expŽditionnaire amŽricain au moment de lĠentrŽe en campagne des ƒtats-Unis. Le prŽsident Wilson y habita tout le temps que durrent les sŽances mŽmorables qui aboutirent au TraitŽ de Versailles et ˆ la SociŽtŽ des Nations. Tels sont les Žtats de service dĠune maison qui, gr‰ce au voisinage de lĠAmbassade des ƒtats-Unis, nĠa jamais cessŽ dĠtre le quartier gŽnŽral des diplomates du Nouveau Monde.

JĠai eu affaire un jour, dans un bar de la rue Boissy-dĠAnglas, ˆ un journaliste allemand qui, je crois, rvait de se livrer ˆ lĠespionnage pour satisfaire ˆ ses gožts dĠaventure. Sans rien avouer de prŽcis, il ne cachait pas quĠil cherchait ˆ entrer dans le secret des choses parisiennes, et avait un mot ˆ lui pour exprimer son dŽsir. Ç Vivre les ŽvŽnements qui ne sont pas relatŽs dans les journaux. È Chaque soir, il faisait longuement ˆ pied le tour de cet Žnorme p‰tŽ de maisons que bordent la place de la Concorde, la rue Royale, la rue du Faubourg-Saint-HonorŽ et la rue Boissy-dĠAnglas. Ayant Žmis, pour ma part, quelques doutes sur lĠefficacitŽ de ce sport, il me rŽpondit que cĠŽtait ˆ son avis dans ce quartier de Paris que gisaient les plus belles ŽnigmesÉ

Et, pour appuyer ce point de vue, il dŽclarait que la prŽsence, en un mme point dĠune capitale, de lĠAutomobile-Club, de lĠambassade des ƒtats-Unis, de la Chambre des DŽputŽs, de bars cŽlbres, de la National Surety Corporation, des Ç Ambassadeurs È, du Ministre de la Marine, de lĠancien mur du rempart des Tuileries, de couturiers, modistes, selliers, de MaximĠs, du vin de Porto et dĠune nuŽe de coiffeurs ŽlŽgants, ne pouvait tre due ˆ lĠeffet du hasardÉ CĠŽtait trop saisissant. Il y avait lˆ, il lĠaffirmait, un centre dĠattraction dĠune singulire Žloquence.

Son rve Žtait de sĠinstaller au Crillon, de prendre dĠassez mystŽrieux repas dans la Salle de Marbre, et dĠentrer peu ˆ peu dans lĠintimitŽ de la clientle de cet Žtablissement, quĠil considŽrait comme un des rouages du mŽcanisme de lĠEurope civilisŽe. Plusieurs soirs de suite, je le surpris mŽditant devant les soubassements percŽs dĠarcades de lĠh™tel, examinant de son Ïil inquiet et jaun‰tre lĠentablement des colonnades que surmontent des terrasses ˆ lĠitalienne. Mais il ne se rŽsignait pas ˆ entrer : M. Godon, le trs sympathique directeur du Crillon, qui lĠežt dĠailleurs reu en gentilhomme, ne lĠa pas encore aperuÉ

 

 

Une tte ˆ faire des trous dans les portes

 

Surpris par la timiditŽ dans lĠaction de celui qui se montrait si lyrique dans ses propos, je lĠentra”nai un soir dans un tabac voisin, et je constatai, au moment de lĠinterroger, quĠil avait une tte ˆ faire des trous dans les portes, une prunelle habituŽe ˆ se coller aux serrures, et un pantalon luisant et fripŽ qui prouvait assez que lĠhomme passait une partie de sa vie ˆ genouxÉ Il ne tarda pas ˆ avouer quĠil avait derrire lui une longue carrire de Ç voyeur È, et exhiba bient™t un petit attirail dĠinstruments o dominait la vrilleÉ

Nous bžmes chacun deux doigts dĠAnjou, assez gnŽs lĠun et lĠautre, mon interlocuteur sĠŽtant aperu quĠil nĠappartenait pas ˆ mon genre de relations. Il me tendit pourtant une main molle o se devinaient des prŽoccupations monŽtaires assurŽment trs graves, autant quĠun tourment dĠaventurier ratŽ. Puis, je le vis sĠŽloigner dans la rue Boissy-dĠAnglas dĠun pas de noctambule aigri. Ë quelque temps de lˆ, je devais apprendre quĠil sĠŽtait tuŽ en Pologne dans un petit bouiboui tenu par un marchand de soupe.

Il y a en effet, dans tous les grands h™tels, des clients, et non des moindres, qui font des trous dans les portes. LĠexpŽrience prouve que cette clientle est composŽe en grande partie de maniaques, quelquefois de faux mŽdecins, experts dans lĠart de tirebouchonner les lambris, cloisons, etc., et qui jugent, au spectacle, sĠils ont des chances de se faire inviter. Ë quoi ils parviennent souvent. Il sĠagit, pour le directeur de lĠh™tel, de gner les Ç voyageurs È, sans toutefois les prendre sur le fait. T‰che dŽlicate, et qui doit amplement renseigner lĠh™telier sur la mauvaise qualitŽ de lĠarticle appelŽ lĠHommeÉ Il sĠen console pourtant en songeant que le charme et le danger de son mŽtier consistent justement ˆ recevoir des rois authentiques et des rŽgicides Žventuels, des civilisŽs et des barbaresÉ

Mais la crise et le gel des monnaies, qui interdit ˆ toutes sortes dĠAllemands, dĠArgentins, de Siciliens et de BrŽsiliens de se dŽplacer facilement, ont en quelque sorte Ç sŽlectionnŽ È les h™tels. SĠil y a moins dĠŽtalage et moins de luxe un peu partout, il y a aussi moins dĠaventuriers et moins de voyageurs douteux. Ç Nous sommes entre nous È, me disait un garon dĠŽtage fort stylŽ, bachelier ˆ lĠen croire. Un garon qui sĠŽtait rendu indispensable parce quĠil Žtait au courant du maniement complet de la carte de visite en France, et, sur ce point comme sur dĠautres, il Žtait trs supŽrieur aux jeunes gens que lĠƒcole H™telire jette sur le marchŽ par promotions, comme Polytechnique ou Normale.

 

 

Pour devenir roi des palaces

 

Mais il en est de lĠh™tel comme de la politique et de lĠart : Ce ne sont pas les mieux dipl™mŽs qui arrivent aux sommets. CĠest une chose que dĠapprendre tous les services dĠune maison : Žplucher les pommes de terre, rŽpondre en anglais, dŽcouper un canard, rŽparer un appareil pneumatique de transmission, faire le rapport journalier, retenir un client, etc. CĠen est une autre de plaire, dĠŽtablir le crŽdit dĠune maison. Plus dĠun Žlve de lĠŽcole h™telire a fini secrŽtaire de quelque bookmaker sur un champ de courses de province. Plus dĠun marchand de bouillon sĠest rŽvŽlŽ ˆ temps commerant, industriel et diplomate, pour devenir roi des palaces.

Sur ce point, le Crillon est favorisŽ : il  ˆ sa tte, en la personne de M. Godon, un des plus jeunes directeurs de France, un chef digne de son cadre, quelque chose comme un ma”tre du protocole privŽ, qui fait autant, sinon plus, pour le renom de notre pays et lĠagrŽment des h™tes prŽcieux, utiles, dŽcoratifs ou simplement dŽpensiers que nous recevons, autant et plus que le protocole officiel. On sait comment, il y a quelques annŽes, la France sĠenthousiasma pour lĠItalie. Tout ce qui Žtait italien provoqua du jour au lendemain lĠadmiration : spaghettis, tranches et romances napolitaines, peintures et cartes postales, fascisme, solfatares, saucisson de Milan, etc. Or, le Franais eut beau se mettre lĠesprit ˆ la torture, il nĠarriva pas ˆ amuser, ˆ charmer lĠItalienÉ

AssommŽs de discours, de rŽceptions, de reprŽsentations, savez-vous ˆ qui les Italiens demandrent conseil pour passer agrŽablement leur sŽjour chez nous ? Aux h™teliers. Et ils sĠen trouvrent bien. Quel est donc cet humoriste qui disait : Ç La France est un grand h™telÉ È ?

Oui, mais nous nĠavons pas toujours de DirecteursÉ

 

 

Aux Champs-ƒlysŽes

 

Deux h™tels tiennent la tte du peloton qui monte ˆ lĠassaut de lĠArc de triomphe : lĠAstoria et le Majestic. Astoria est et restera cŽlbre pour avoir hŽbergŽ, tout de suite aprs la guerre, cette fameuse Commission des rŽparations qui devait finalement tre endormie treize ans aprs lĠarmistice par le prŽsident Hoover. Astoria est spŽcialisŽ dans le maharadjah : ceux dĠIndore, de Kashmir, et celui de Patiala, un des hommes les plus riches du monde, y sont en ce moment. Quand un maharadjah descend dans un h™tel, il y occupe gŽnŽralement tout un Žtage, de faon ˆ pouvoir y donner des ftes sans tre gnŽ. LĠŽtablissement qui traite un tel client peut compter sur une recette de 50 ˆ 60.000 francs par jour, ce qui permet au sommelier de faire des bŽnŽfices considŽrables durant ce merveilleux sŽjour, et de rver aux ŽlŽphants blancs par-dessus le marchŽ.

Le maharadjah nĠest pourtant pas seul ˆ rŽquisitionner tout le personnel dĠune maison. Pour sa part, lĠex-roi dĠEspagne ne se privait pas de faire le grand seigneur partout o il passait la nuit, et il constatait que lĠon se baissait jusquĠˆ terre en sa prŽsence. Seul, un directeur dĠh™tel rŽpublicain lui dit un jour, aprs sa destitution :

            Au revoir, monsieur le Roi !

            Eh bien ! au revoir, Monsieur, rŽpondit Alphonse XIII, avec beaucoup de complaisance.

Cette bonne gr‰ce, on lĠaurait vainement attendue dĠun autre client qui devait, para”t-il, venir sĠinstaller ˆ lĠAstoria en vainqueur, en aožt 1914, et qui nĠŽtait autre que le Kaiser. Or, le Kaiser ne vint pas, et ne viendra plus, selon toute vraisemblance.

FermŽ au dŽbut de la guerre, Astoria ne tarda pas ˆ ouvrir toutes grandes ses portes aux blessŽs. Ë cette Žpoque, lĠh™tel Žtait encore surmontŽ de tourelles, aussi cŽlbres ˆ paris que le zouave du pont de lĠAlma ou la Bourse aux timbres des Champs-ƒlysŽes. Ces tourelles furent malheureusement rasŽes peu aprs la signature du traitŽ de paix. Pareil ˆ un oiseau blessŽ, Astoria ferma ses portes pour la deuxime fois et ne les rouvrit quĠen 1927, aux milliardaires amŽricains, ˆ la vieille noblesse du boulevard Saint-Germain, aux commerants dĠƒgypte et aux princes hindous. La fumŽe des cigarettes orientales et le scintillement des pierreries feraient reconna”tre lĠAstoria au profane qui ne saurait rien de la maison que par ou•-dire.

 

 

La jolie Chinoise et lĠancien ministre

 

Maison respectable, qui bŽnŽficie encore du haut patronage de lĠArc de Triomphe. Les hurluberlus ne sĠy risquent pas. Quelque chose leur dit, au dernier moment, dĠaller se livrer ailleurs ˆ leurs fantaisies. Ce nĠest certes pas ˆ lĠAstoria que serait descendue cette jolie Chinoise qui est actuellement ˆ Paris et ne peut se retenir ni de gifler au moins trois fois par semaine quelque garon dĠŽtage, ni de jeter brusquement et sans raison apparente son mobilier par la fentre. Qui sait si, dans le quartier de lĠƒtoile, de pareilles excentricitŽs ne donneraient pas lieu ˆ de trs dŽsagrŽables incidents diplomatiques ? Un meuble de fabrication germanique lancŽ par des mains orientales sur la tte dĠun ancien combattant qui viendrait de ranimer la flammeÉ On ne sait pas o cela finit.

LĠh™tel est dŽjˆ suffisamment chargŽ de drames dĠamour, de fianailles rompues et de Congrs inutiles pour sĠoccuper de conflits. Tout lĠart des directeurs est dĠŽvoluer dans la souplesse, mais dĠtre fermes aussi quand il le faut. Je nĠen veux pour preuve que la mŽsaventure qui vient dĠarriver ˆ un de nos anciens ministres des finances. Comme il y en a eu beaucoup, on ne le reconna”tre pas. Celui-ci se trouvait donc dans un de nos plus cŽlbres h™tels et dŽjeunait avec une dame, ma foi, plus que trs dŽsirable, si dŽsirable quĠil ne songea pas plus longtemps ˆ dissimuler ses sentiments et appela le garon, puis le gŽrant, puis le directeur, pour leur demander une chambre. Une chambre pour la journŽe, tout comme rue de Bucarest ! Ne pouvant obtenir satisfaction, il finit par se nommer avec quelque suffisance.

Dois-je vous dire, Monsieur, lui rŽpondit le directeur, parfait gentleman, que pas un de nous ne sĠest trompŽ un seul instant sur votre personnalitŽ. Mais tout ce que nous pouvons pour elle est de lui faire donner des adresses, que nous ne saurions, dĠailleurs, garantirÉ

Cette histoire donne beaucoup de prix ˆ ces conseils que donnait un jour un chef de rŽception ˆ une vieille dame affectŽe dĠun ravissant Ç gigolo È, et qui dŽsirait conna”tre les Ç limites È de sa libertŽ :

— Avant de faire quoi que ce soit, Madame, pensez ˆ vos voisins, aux autres personnes qui vivent dans cet h™tel. Ne vous occupez pas de nous, directeurs, employŽs, etc, etc. Ni de vous-mme. Pensez aux autresÉ

Ë c™tŽ des impertinents, des Žgo•stes ou des tyrans, il y a les gourdes, qui ne savent pas se servir des robinets, qui nĠosent ni redemander un peu de poulet, ni Žcrire sur le papier ˆ lettres de la maison, ni se lever plus tard que midi de peur de dŽplaire ˆ la femme de chambre. Clientle gŽnŽralement aimŽe du personnel, ˆ tout le moins prŽfŽrŽe ˆ lĠautre, celle des filous, qui ne pensent quĠˆ emporter des verres ˆ dents et ˆ quitter lĠh™tel sans donner de pourboiresÉ

 

 

Entre la Madeleine et lĠOpŽra

 

Je lis sur un petit prospectus ornŽ dĠune image, comme on nĠen trouve plus que dans les livres jaunis par le temps, ce texte qui me fait rver : Ç Grand H™tel, Paris, 12, boulevard des Capucines. DŽjeuners servis ˆ des tables particulires ; vin, cafŽ et liqueurs compris, 4 francs. Table dĠh™te la mieux servie de Paris, vin compris, 6 francs. 700 chambres, depuis 4 francs par jour ; logement, Žclairage, chauffage, nourriture et vin compris. Trois ascenseurs desservent les Žtages depuis six heures du matin jusquĠˆ une heure aprs minuit. È CĠŽtait Žvidemment le bon temps.

LĠŽdification du Grand H™tel, anctre des palaces contemporains, fut pour les Parisiens du xixe sicle un ŽvŽnement comparable ˆ ce que peuvent tre pour nous un voyage dans la stratosphre, le lancement du Normandie ou le mystre de la tŽlŽvision. Le Ç style publicitŽ È nĠayant pas encore ŽtŽ inventŽ, les journalistes prŽsentrent lĠŽtablissement en termes trs nobles ˆ leurs lecteurs. Les chambres du Grand H™tel, disait-on, offrent au voyageur un confort qui dŽpasse lĠentendement des hommes. Nous trouvons lˆ des bains, des tuyaux acoustiques, une grande variŽtŽ de sonnettes, des monte-charge o sĠŽlvent les plats des cuisines vers les jolies d”neuses, un tŽlŽgraphe Ç proprement Žlectrique È et, suprme raffinement du gŽnie franais, un photographe de nuit, (sorte de rat dĠh™tel), muni de plaques toujours prtes et qui appara”t au premier appel.

Le Grand H™tel fit sensation. Les reprŽsentants les plus avertis du dandysme du Second Empire zozotaient dans les salons : Ç Avez-vous visitŽ la cour du Grand H™tel de la Paix (ce fut son premier nom), avez-vous eu lĠoccasion de souper dans la salle ˆ manger en rotonde ? È Ainsi parle-t-on aujourdĠhui dĠune croisire en zeppelin ou dĠun mariage en costume de scaphandrier. Chaque Žpoque a ses ahurissements. De plus, le Grand H™tel bŽnŽficiait de lĠatmosphre du boulevard, laquelle nĠa de prix et de parfum que pour ceux qui lĠont connue. Quartier bŽni des dieux de lĠIle-de-France et qui a toujours attirŽ le meilleur des Parisiens. La solitude nĠy existe pas, ni lĠennui. TransformŽ comme il lĠest aujourdĠhui, il demeure le Boulevard, et sera sžr de lui jusquĠˆ la fin du monde.

 

Dans lĠenchantement des boulevards

 

Le Grand H™tel nĠest plus ce quĠil Žtait autrefois. Digne et somptueux ˆ la faon dĠun musŽe, il nĠattire plus que les fils ou les cousins de ceux qui sĠy trouvaient jadis aussi bien quĠˆ la Cour, et de tant dĠautres qui, pendant toute lĠenfance de la RŽpublique, y contemplrent lĠacadŽmie de lĠŽlŽgance et de la modernitŽ. AujourdĠhui encore, de trs lointains Žtrangers y affluent, touchŽs par le bruissement de Paris comme le sont les astronomes par les lumires des Žtoiles mortesÉ Je lis souvent que lĠon cherche des endroits pour reconstituer certaines ftes. Pourquoi ne pas essayer le cadre de ce Grand H™tel, aussi riche dĠhistoire contemporaine que nĠimporte quel ministre ?

Un autre h™tel allait bient™t sĠŽlever dans lĠombre de lĠanctre, et jouir ˆ sa manire de lĠenchantement du Boulevard qui Žvoque la haute noce de la fin du xixe sicle, les d”ners du CafŽ Anglais, les diamants de Cora Pearl, Rose Pompon, Blanche dĠAntigny, Hortense Schneider et son KhŽdive, Rochefort, Arthur Meyer, Zambelli, et cet Žtonnant Nadar, photographe et savant, le Michel Ardan de Jules Verne, quĠil faut tenir pour lĠinventeur de la PublicitŽ. Un autre h™tel allait peu ˆ peu absorber lĠŽlite des voyageurs distinguŽs pour lesquels Paris Žquivaut ˆ quelque dipl™me acadŽmique : lĠh™tel Scribe, aujourdĠhui propriŽtŽ de la Canadian National Railway, nĠoccupait, avant 1900, que le deuxime Žtage de lĠimmeuble dont il sĠest peu ˆ peu emparŽ. Ë quelque temps de lˆ, il devait avoir, au premier, le voisin le plus important que lĠon pžt souhaiter. Voisinage nombreux, unique au monde, et dont les arrts ont force de loi, du moins dans lĠunivers de ceux qui vivent pour le monde, le sport, le costume et le jeu : le Jockey Club. En aožt 1926, peu aprs la dŽfaite du fameux Biribi au Grand Prix de Paris, et trois ans aprs le dŽpart du Jockey Club, qui laissait dans tout le carrefour un sillage dĠŽlŽgance, de distinction aimable et de facilitŽs, le Scribe, tout en conservant une faade classŽe parmi les architectures, naissait enfin, avec ses deux entrŽes si utiles, au coin de la rue qui porte son nom, ou plut™t dĠo il tire le sien, et du Boulevard.

 

 

Les acheteurs de modles

 

Alors que, dans certains h™tels, les hommes politiques vivent et ne mangent pas, au Scribe les hommes politiques mangent, mais ils nĠy vivent pas. Sans doute semble-t-il dŽlicat de faire sur ce plan concurrence ˆ M. Herriot, qui avait choisi de descendre quelques pas plus loin quand il venait ˆ Paris. EntourŽ de banques, de bureaux, de compagnies de navigation, de magasins parfaitement parisiens, le Scribe est avant tout lĠh™tel dĠun certain nombre dĠhommes dĠaffaires pour qui lĠŽconomie du taxi, le sauvetage dĠune Žpingle, lĠarrivŽe ˆ pied bien visible au rendez-vous dŽcisif, sont des moyens dĠarriver vite et haut, ˆ lĠamŽricaine, et fournit lĠoccasion de sourire ˆ ce que les provinciaux appelleront toujours le trottin. Jacques Richepin et Cora Laparcerie, Jean PŽrier et Yves Mirande ont fait du Scribe leur demeure, mais le fond de la clientle remuante, qui ne regarde pas ˆ la dŽpense et qui sait mettre ˆ profit toutes les possibilitŽs de lĠh™tel, est constituŽ par lĠacheteur de robes.

Dans la vie contemporaine, o la vedette, appartient aux hommes de sport, aux dictateurs, aux danseurs photogŽniques, les acheteurs de modles parisiens, encore quĠils prŽfrent lĠincognito, occupent une place ˆ la fois importante et discrte et sont gŽnŽralement inamovibles. Trois fois par an, ˆ lĠŽpoque des achats, ou des saisons, ils arrivent de New York, de Rio ou de Rome, assistent aux dŽfilŽs de mannequins, et repartent avec la mode en valises au bout de deux semaines. Certains se font mme prŽsenter les collections dans leurs appartements et dŽcident sur place, en m‰chonnant un cigare, du genre de toilettes quĠils imposeront aux ŽlŽgantes de leur pays.

Le directeur du Scribe, M. Albert, un des plus jeunes ma”tres de la corporation et qui est dŽjˆ vice-prŽsident de lĠAssociation des directeurs dĠh™tels franais, est un de ces hommes capables de tout faire sur-le-champ eux-mmes, de la mŽcanique, de la cuisine, de la rŽparation dĠascenseurs, de la rŽception improvisŽe. Fier de son Žtablissement, il lĠest aussi de ses deux collaborateurs principaux, qui sont Ç du dŽbut È, pour employer un langage appropriŽ : le barman Pierre, devant qui lĠon soupe aprs avoir signŽ des contrats, et le chef Gourbaut, qui a reu poignŽes de mains, fŽlicitations, compliments des plus grands dŽgustateurs et des premiers gourmets du Vieux Continent.

 

 

Les vacances dĠun original

 

H™tel ˆ la fois classique, gai et spŽcialisŽ dans le client qui fait des affaires vraies, le Scribe nĠest pas un h™tel dĠaventures. Maison sŽrieuse, dĠun Ç parisianisme qui ne dŽpasse pas les limites È, disait un ambassadeur, il a ŽtŽ choisi comme pied-ˆ-terre par von Wiegand, le reprŽsentant chez nous de la presse Hearst, ce qui nĠest pas peu dire, et par Lady Drummond-Hay, la premire femme qui se soit risquŽe ˆ faire le tour du monde en avion. CĠest ici que se rŽfugie Žgalement le cinŽma, quand il est sŽrieux, et mme grave : le souper-film de la Robe Rouge, de Brieux, a eu lieu au Scribe, ainsi que le dŽjeuner qui fut prŽsidŽ par sir Robert Cahile, conseiller ˆ lĠAmbassade dĠAngleterre, en lĠhonneur du JubilŽ. Derniers prolongements du c™tŽ respectueux et traditionnel de lĠesprit du Boulevard, qui estimait les valeurs.

Chaque h™tel parisien a des signes particuliers qui prŽcisent et achvent son signalement. Dans un autre arrondissement, un h™tel Žtait cŽlbre par ses suicides : il y en eut trois en quinze jours, un premier dans une baignoire, un autre par le poison, un troisime par le revolver, et si rapprochŽs, si imprŽvus que le chef de rŽception nĠosait plus monter dans une chambre o le tŽlŽphone ne rŽpondait pasÉ

Tel autre est sournoisement guettŽ par le fisc, lĠescroc, lĠIntelligence Service et le tapeur professionnel, parce que son chasseur se fait cinq cent mille francs de revenus par an. Rien de pareil au Scribe, qui a la coquetterie de ne se distinguer que par son bar, un des plus commodes de Paris, et par ses bains mousseux gazoiodŽs, dont les rŽsultats ont ŽtŽ reconnus par lĠUniversitŽ de Berlin supŽrieurs ˆ ceux des sources minŽrales naturelles du monde entier, jaillissantes, chaudes ou froidesÉ

Pour toutes ces raisons, un de mes amis, qui est ˆ la fois partisan de la vie dĠh™tel, obse, rhumatisant, homme dĠaffaires, buveur, bourgeois, Parisien de boulevard, sensible aux souvenirs et affamŽ de progrs, a choisi une fois pour toutes le Scribe pour y passer ses vacances. Un jour quĠil rvait tout haut dans la rue aprs avoir gožtŽ ˆ une collection de cocktails, il parla dĠemporter avec lui, en voyage et dans un fourgon, tous les avantages de la maison. Impassible, le veilleur de nuit fit celui qui ne dŽsapprouvait pas, mais qui nĠencourageait rien, et remit trs solennellement sa clef au fantaisiste. Comme aurait pu dire La Rochefoucauld : Ç Le vŽritable employŽ dĠh™tel est celui qui ne se pique de rien. È

 

Boulevard Saint-Germain

 

JĠhabite moi aussi lĠh™tel, tout comme un maharadjah, un soyeux lyonnais ou un diplomate, et mon h™tel sĠappelle Palace : il fait le coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Four, un des endroits de Paris les plus chargŽs de sens et de culture. JĠai pour voisins immŽdiats lĠEncyclopŽdie franaise de Monzie, de Febvre et dĠAbraham, et quelques tramways qui font du footing tous les jours en agitant leur sonnette. Devant la porte, la station du mŽtro Mabillon me fait constamment la blague dĠtre un jardin. Je sors, et, tout de suite, les cafŽs succdent aux librairies et les librairies aux cafŽs. Ë gauche, Saint-Germain-des-PrŽs dresse sa tour de froc et dĠŽpŽe, son armure grise et sentimentale, si parfaitement reposante, dans un ciel clair. Vers la droite, le boulevard file vers les UniversitŽs. CĠest un des plus beaux dŽcors que jĠaie connus dans mes voyages.

FondŽ en 1926, le Palace-H™tel est ouvert ˆ une clientle qui choisit le quartier Saint-Germain-des-PrŽs pour des raisons prŽcises, et ne saurait descendre ailleurs : bourgeois cossus dont la vie est ˆ cheval sur le sixime arrondissement et quelque ville de province ou de lĠŽtranger, intellectuels avides de ce calme trs particulier qui na”t du voisinage des maisons dĠŽdition, des FacultŽs et des cafŽs littŽraires, mŽdecins du Berry, de Bourgogne ou de Hollande appelŽs ˆ Paris par un congrs, ou par un grand malade universitaire qui nĠentend pas changer ses habitudes, Žtudiants de tous les points du globe attachŽs ˆ leurs cours, officiers en permission, femmes dĠune ŽlŽgance Žrudite. Des Žcrivains aussi ont une prŽdilection quasi instinctive pour ce quartier, o le mŽtier dĠŽcrire bŽnŽficie dĠune infinitŽ de commoditŽs invisibles.

JĠai rencontrŽ lˆ Brecht, lĠauteur de lĠOpŽra de QuatĠsous, le pote MŽlot du Dy, Waldo Frank et bien dĠautres. Lors du rŽcent Congrs pour la dŽfense de la Culture, cĠest par groupes compacts ou par pays que les confŽrenciers, rapporteurs et militants, rentraient au Palace aprs les sŽances de la MutualitŽ : Tolsto•, Boris Pasternak, auteur de vers dĠamour comme il ne sĠen fait plus gure, Luppol, Ivanov, Tikhonov, Mme Karavaev, Gold, Carrangue de Rios, quĠaccompagnaient dans la nuit, en refaisant le monde, Gide, Malraux, Aragon, Chamson, BlochÉ

 

Le Franais, bon client

 

Entre un grand Žtablissement de la rue de Rivoli ou des Champs-ƒlysŽes et un h™tel comme le mien, il nĠy a aucune diffŽrence de nature : le mme principe de cŽrŽmonial prŽside aux allŽes et venues, repas, habitudes des clients. Il se peut mme que jĠaperoive mieux chez moi toutes les facettes et les nuances, toutes les combinaisons et les chimies de la vie dĠh™tel : cĠest comme si je la regardais dans un microscope.

CĠest Žgalement au Palace que je me suis peu ˆ peu initiŽ au vocabulaire particulier de cette branche de lĠIndustrie, et que jĠai pu enfin faire une diffŽrence entre le client franais et le client Žtranger. Contrairement ˆ ce que lĠon pense, le client franais est de loin prŽfŽrable au client Žtranger, bien quĠil voyage peu et soit moins adaptŽ ˆ la vie dĠh™tel que les Anglais, par exemple, pour qui lĠh™tel est une deuxime famille. Une des causes de la crise h™telire provient de lĠerreur dans laquelle on maintient toute une classe de voyageurs Žtrangers, en leur racontant que les prix pratiquŽs en France sont ridiculement bas. Ils prennent un paquebot ou un rapide, descendent quelque part, examinent lĠaddition, sĠŽtonnent dĠavoir ŽtŽ trompŽs, et repartent mŽcontents. Pourquoi notre propagande, si elle existe, est-elle mensongre 1 ?

Le Palace nĠa pas toujours ŽtŽ un h™tel. LĠimmeuble, construit nagure par des AmŽricains, avait ŽtŽ rachetŽ par le cardinal Ferrari, qui devait en faire une pension dĠŽtudiants catholiques. Trois chambres du premier Žtage avaient dŽjˆ ŽtŽ transformŽes en chapelle. Mais lĠinstitution manqua le dŽpart avant de fonctionner. AujourdĠhui, la maison semble avoir ŽtŽ conue pour le travail intellectuel. Est-ce la prŽsence proche de la Maison du Livre ? On mĠapprendrait un soir que toutes les chambres du Palace viennent dĠtre retenues par un dŽtachement de bibliophiles que je nĠen serais pas autrement ŽtonnŽ. Quand jĠaperois, la nuit, une fentre ŽclairŽe trs haut quelque part, dans un des nombreux h™tels qui assaisonnent le quartier, jĠimagine des Žtudiants paresseux, des bohmes attardŽs sur Paris-Sport ou la Revue de Monte-Carlo. Chez moi, la lueur nocturne, chasuble adorante et immobile, me fait songer ˆ un front studieux, au Philosophe en mŽditation de Rembrandt, ˆ des hommes qui pensent, Žcrivent ou lisent sŽrieusement, et non pas pour se dŽbarrasser de quelque concours.

1. Ce chapitre a ŽtŽ Žcrit en 1935É

 

Les discrets privilges de la vie dĠh™tel

 

LĠh™tel o lĠon habite et dans lequel on apporte sa vie totale, oubliant instantanŽment meubles et concierge, devient assez vite le centre non pas seulement de lĠarrondissement o il se trouve, mais de toute la ville. Les appartements nĠont pas ce talent : ils sont toujours, quel que soit leur confort, quelle que soit leur personnalitŽ, dĠun quartier dŽterminŽ. LĠh™tel asservit les alentours et domine : cĠest un Kremlin.

Ainsi le mien. JĠy apprŽcie si vivement lĠatmosphre dĠun poste de commandement que jĠirais volontiers jusquĠˆ prŽtendre que le tŽlŽphone y fonctionne aussi bien que chez les particuliersÉ Il semble que lĠh™tel soit une centrale de vie crŽŽe pour vous mettre en contact avec la vie.  Qui sĠinstalle ˆ lĠh™tel voit immŽdiatement se retirer, comme une marŽe, toute la mer de problmes que pose lĠexistence bourgeoise dans un appartement.

LĠŽclairage, la chaleur, le blanchissage, la teinturire, le Ç pressing È, les contributions, les Žtrennes de la concierge, lĠhomme du gaz : tous ces fant™mes qui errent autour de votre silhouette de locataire disparaissent. LĠŽlectricitŽ nĠest plus une partie du confort que lĠon soit obligŽ de sĠassurer moyennent signatures dĠabonnement et paiements de quittances ; lĠŽlectricitŽ y est donnŽe subitement, comme la pluie ou la chute des feuilles. CĠest un bienfait des dieux. Cette supŽrioritŽ que nous avons ainsi sur les autres mortels nous lie, nous autres citoyens de la rŽpublique des h™tels, par une sorte de franc-maonnerie.

Mon amie Mme Langlois, la veuve du savant, que je rencontre dans le hall, disposŽ en patio, du Palace, le comte de Kerveguen, qui habitent la maison depuis des annŽes ; tel Žtudiant cubain ; un oculiste de province venu dans le sixime arrondissement pour augmenter sa connaissance de lĠÏil ; le portier, le patron, la cousine du 64, le sommelier ; Lahoutie, de la dŽlŽgation soviŽtique, sont pour moi plus que des voisins : des collgues. Ne sommes-nous pas tous affiliŽs ˆ une sociŽtŽ secrte qui sĠest donnŽ pour mission de rŽsoudre un certain nombre dĠŽnigmes : le petit dŽjeuner, le trousseau de clefs, le cirage, le quart Vichy, lĠheureÉ

ƒtendu sur le lit de ma chambre, assurŽ de la prŽsence confuse dĠune foule dĠŽtablissements, le magasin de pipes, les chaussures, la Maison de lĠAgriculture, les librairies, les avocats, lĠInstitut historique des sciences Techniques ; plus loin, les cafŽs, qui font de la place Saint-Germain-des-PrŽs une des antichambres du Parlement, de lĠUniversitŽ, de lĠInstitut, je puis changer tout cela en appuyant sur le bouton de ma sonnette, et devenir, sans transitions compliquŽes, voyage, traversŽe. LĠh™tel est un instrument de dŽcision.

 

La flotte des h™tels parisiens et ses capitaines

 

Le soir, quand je rentre au Palace, porteur de revues, de journaux, de toute une cueillette dĠidŽes dans le Paris littŽraire, je trouve M. XÉ, le directeur, et sa femme, qui pilotent leur maison dans la nuit. Les glissades de lĠascenseur, le rythme des lumires, qui indiquent la respiration de lĠimmeuble, la pŽnŽtration du tŽlŽphone, qui amne goutte ˆ goutte des voix lointaines, me font songer aux quinze cents h™tels ancrŽs dans Paris. Le Palace, ses directeurs et moi, ˆ cette heure de nuit o il faut veiller, prŽvoir, compter, faisons tous trois partie de cette flotte. Tandis que nous bavardons ˆ lĠavant de notre bateau blanc, qui croise dans les eaux du carrefour Buci, des clients rentrent un ˆ un, saluent, prennent leur clef, esquissent la journŽe du lendemain, ou donnent quelques indications sur lĠemploi de leur soirŽe : celui-ci vient de perdre au poker tout ce quĠil possŽdait : on lui avance quelques billets, car tout bon directeur est un peu banquier. Celui-lˆ, qui ne connaissait pas Chopin, car il est frais Žmoulu du Turkestan, vient dĠou•r Ç un pianiste hongrois que le Figaro vante È, comme disait Laurent Tailhade. Cet autre trouve un tŽlŽgramme dans son casier ; quelques mots qui lĠobligeront ˆ faire ses valises et ˆ quitter ds la premire heure ce port de Saint-Germain-des-PrŽs o se mŽlangent les foules intellectuelles et les foules artisanes, ceux qui vont ˆ lĠUniversitŽ et ceux qui vont au marchŽ, les barques isolŽes, les pcheurs en eau trouble, les vieux coucous de la flotte h™telire o lĠon sert les clients Ç avec une seringue È, comme on dit dans le mŽtier ; les sardiniers, les goŽlettes, les sous-marinsÉ

En rentrant dans ma chambre, jĠai lĠimpression me glisser dans une cabine. Je cours au hublot. Palace H™tel file ses vingt nÏuds dans la nuit du sixime. Demain matin, nous retrouverons Paris, sa lumire au doux plumage, ses chagrins couvŽs, ses quinze cents h™telsÉ