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Le
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me seront communiqus au plus tard le 30 avril, lĠadresse suivante : Sylvain.Bouyer@univ-nantes.fr.
Prsentation :
Le nom
de chaque tudiant figurera en page de titre comme nom dĠditeur.
Informations pour la
mise en page :
Le
texte comporte 8 chapitres, 23 inter-titres et 2 notes
de bas de page. Les 2 notes, intgres dans le texte, commencent toutes les deux
par Ç Ce chapitre a t crit enÉ È ; vous
les ferez figurer en bas de page.
Les chapitres ont
pour titres :
Palaces et Htels
Aux Tuileries
Rue Cambon, place Vendme
Personnalits de premier plan
Avenue George-V
Aux alentours de la Concorde
Aux Champs-lyses
Entre
la Madeleine et lĠOpra
Rfrence : passages
extraits de Lon-Paul Fargue, Ç Le Piton de Paris suivi de DĠaprs Paris È, ditions Gallimard, 1932 et 1939.
Pages encadrant les pages de
texte, crer :
[texte placer en page de
faux titre :]
Lon-Paul Fargue
Le piton de Paris suivi de DĠaprs Paris
[texte prciser (ligne
diteur) et placer en page de titre :]
Lon-Paul Fargue
Le piton de Paris suivi de DĠaprs Paris
Nom dĠtudiant-diteur
[texte prciser et placer
en page de copyright :]
Nom dĠtudiant-diteur, ville, anne
NĦ dĠISBN : venir.
[texte placer en page de
ddicace :]
Le Piton de Paris
Ë Madame Paul Gallimard
[texte prciser l o cĠest possible et placer en page dĠachev dĠimprimer :]
Cet
extrait du Piton de Paris a t
achev dĠimprimer enÉÉ corps ÉÉÉ sur les presses de É É le
É.
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*
Palaces et Htels
Il y a, au Waldorf Astoria de New-York, une tlphoniste qui
est prpose spcialement, exclusivement, aux Habitudes. Elle est, en quelque sorte,
la mmoire des clients. Elle rappelle celui-ci quĠil est lĠheure de prendre
son bain, mais elle pourrait aussi bien lui signaler, sur sa demande, sĠil est sensible,
que le journal du jour ne comporte aucun crime et quĠil peut lĠouvrir sans
crainte. Rien ne montre mieux que la vie dĠhtel est la seule qui se prte
vritablement aux fantaisies de lĠhomme. Paresseux, noctambule, excentrique,
celui qui choisit de vivre lĠhtel est dĠabord un client, surtout en Amrique,
et la loi, lĠimpratif est de se mettre sa disposition sans manifester jamais
dĠtonnement, demanderait-il quelques grammes de radium ou un lphantÉ
Paris, riche de mille cinq cents htels environ, dĠaprs
lĠannuaire des tlphones, ne pouvait rester indiffrent ce code admirable
qui permet au citoyen le plus obscur de vivre en prince pendant quelques
heures, et nous avons depuis la guerre une dizaine de grands tablissements qui
ont rponse tout. CĠest peu, dans une ville de mille cinq cents htels, mais
nous avons le charmeÉ Sur le plan de lĠhtellerie, comme sur tant dĠautres, le
retard de Ç lĠindustrialisation È est compens chez nous par le
pittoresque. Htel Terminus-Austerlitz-et-du-Pied-de-Mouton, Htel des
Mathurins et de New-York, Htel du Grand Saint-Fiacre, Htel de la Bertha,
Htel de lĠUnivers et du Portugal, Htel de la Rpublique, du Garage et des trangersÉ
Je connais maints voyageurs qui habiteraient de pareilles maisons pour le seul
plaisir de lĠadresse.
Dans tous ces tablissements, quĠils soient palace ou
maison meuble, machine habiter ou simple garni, le rle de lĠhtelier est de
participer le plus troitement possible la vie de ses clients, que certains
patrons nomment leur famille. La vie dĠhtel est lĠimage mme de la socit, et
lĠon comprend quĠun livre comme celui de Vicki Baum, Grand Htel, ait fait le tour de la littrature, du cinma, de
lĠUniversÉ LĠhtel est un pays en petit. On y vient au monde, on y souffre, on
y travaille et parfois lĠon y meurt. Certains tres choisissent les htels
comme lieu de suicide, car la mort y est pratique. DĠautres nĠont encore rien
trouv de mieux pour jouir pleinement de lĠadultre. Quelques-uns considrent
lĠhtel comme un refuge.
Ç LĠhtel È est un sjour charmant
Pour un cÏur fatigu des luttes de la vieÉ
Ceux qui entendent vivre gratis
Si le rat dĠhtel a disparu, comme la cravate systme
et le tricycle ptrole, lĠescroc nĠa pas renonc abuser de la confiance et
de la largeur dĠesprit du personnel htelier. Faire un agrable sjour quelque
part et filer sans rgler sa note est une habitude dont certains hommes se
dbarrasseront difficilement. Celui-ci essayera de remettre la caisse des
chques sans provision, et parfois des billets faux. Celui-l commandera un
djeuner somptueux de plusieurs couverts au restaurant et en profitera pour
emprunter cent francs au matre dĠhtel, aprs quoi il ira manger, debout, un
croissant au bar voisin.
Il y a une anthologie composer avec les stratagmes
employs par quelques voyageurs pour
vivre gratis dans les conditions les meilleures du monde. La certitude que les
directeurs sont en rapport avec la police ne les arrte jamais. Au besoin,
quand la surveillance est troite, ils la tournent leur avantage et nĠhsitent
pas se faire passer pour ambassadeurs ou rois. Un comparse, qui tlphone
frquemment de lĠextrieur, contribue la ralit de ces personnages et fait
croire aux missionsÉ
Une des questions qui sont particulirement importantes
dans le tourbillon de la vie dĠhtel est celle des chiens, source dĠennuis et
de tracas, voire de complications diplomatiques pour le personnel. Une arme de
grooms doit tre mobilise plusieurs fois par jour pour la promenade hyginique
des clients quatre pattes. Il faut de plus viter les rencontres entre
pkinois dĠopinions politiques diffrentes, rencontres qui dgnrent
rapidement en bagarres. Enfin, il faut fermer les yeux sur de petits accidents
dĠordre naturel, si naturels que certaines clientes ne comprennent pas que lĠon
sĠen tonne et menacent de quitter lĠhtel la moindre observation.
Dans les grands htels que ne hantent que des animaux de
luxe, perroquets de muses, roquets dĠexpositions, le rgime des chiens est
aussi soign que celui des matres. Il ne se passe pas de jour quĠon
nĠaperoive sur quelque commande Ç une aile de poulet pour chien È,
ou Ç une cte de mouton pour chien È.
Certaines dames, dont on ne sait si elles sont plus originales
que rserves, prfrent ne pas mentionner que lĠaile de poulet est pour le
toutou, et passent volontiers, malgr le souci quĠelles prennent de leur ligne,
pour de grosses mangeuses. On imagine sans peine les drames que provoque dans
un htel la mort de quelque chien auquel on sĠtait habitu comme un client.
Il faut non seulement consoler la matresse plore, mais sĠoccuper des
obsques, et se mettre en quatre pour dcouvrir, dans un cimetire pour chiens,
une concession digne du dfunt.
Celui que les hteliers redoutent : le journaliste
Une autre plaie de lĠhtel est le journaliste, autant le
dire tout de suite et sans prcautions. LĠobservation est dĠailleurs tout lĠhonneur de la profession. Le journaliste est un monsieur
qui a reu lĠordre dĠapprocher cote que cote les grands personnages, de leur
arracher une dclaration, de les surprendre dans lĠintimit. Or, le grand
personnage est gnralement un voyageur excd, qui nĠa rien dire et qui ne
sait plus ce que cĠest que la vie prive. Tant mieux, rpond le journaliste, cĠest
justement ceci qui est intressant. LĠhtelier proteste, le journaliste insiste,
et, quand on lui fait la vie dure, il nĠhsite pas emprunter les vtements
dĠun sommelier ou dĠun veilleur de nuit pour se faufiler dans la chambre o se
cache le sujet de son article.
LĠhtel est le sjour prfr dĠune nue dĠoriginaux qui,
ds lĠinstant quĠils rglent leurs notes, talent leurs manies et sonnent
tout propos. JĠai connu un fantaisiste qui, sur ses vieux jours, sĠtait
constitu dans son appartement une collection dĠobjets vols dans les
tablissements o il avait sjourn : cendriers, essuie-mains, verres
dents, fourchettes, poivriers, cintres, provenant de Milan, de Dresde,
dĠdimbourg, de Rio, encriers, presse-citrons et papier lettres. Tel autre,
qui ne se lavait les dents et les mains quĠ lĠeau de Contrexville, avait
besoin dĠun livreur particulier et contrlait lui-mme les bouteilles.
Secret professionnel
Le premier devoir, et le plus strict, de lĠhtelier, est le respect absolu du secret professionnel. Il sait
parfaitement que le monsieur chauve du 307 et la dame blonde du 234 sont du
dernier bien, que lĠune de ces deux chambres est toujours vide la nuit, mais il
lĠignore parfaitement, le 307 et le 234 se saluant peine dans le couloir et
affectant souvent dĠavoir lĠun pour lĠautre un profond mpris. On mĠa cit le
cas dĠun riche provincial que ses affaires obligent faire Paris trois
sjours annuels dĠune assez longue dure, en compagnie de sa femme. Or cette
femme, qui est toujours lgitime, nĠest jamais la mme. Mais tout le monde
lĠhtel doit lĠignorer, et veiller ne pas remettre lĠpouse de Juillet la
combinaison rose oublie par lĠpouse de Dcembre.
Plus redoutable que le journaliste, et cette fois plaie
au fminin, me faisait remarquer un grant subtil, est
la madone des palaces. Aprs sĠtre fait annoncer par des lettres qui ne laissent
aucun doute sur sa distinction mystrieuse, aprs avoir cbl et recbl quĠelle avait fait un peu de cinma, par
condescendance, entre deux divorces princiers, elle se prsente lĠhtel,
encombre de bagages et de chsses mastodontes, comme une ambassade du xvie sicle, mais le
porte-monnaie vide. Physionomistes aussi rapides que les inspecteurs de
Monte-Carlo, les directeurs des grands htels reconnaissent aussitt
lĠaventurire. Mais ils sont bien obligs de lui faire crdit jusquĠau jour o
elle rencontre enfin dans le hall le gnreux donateur qui en est sa premire
aventureÉ Si celui-ci ne se prsente pas, le directeur nĠa plus quĠ faire sous
les yeux de la vamp un inventaire discret et respectueux de ses bijoux et de
ses fourrures. Il dclare quĠil regrette sincrement que la crise puisse avoir
dĠaussi pnibles et inlgantes consquences, et il nĠajoute rien de plus, car
il nĠest pas jugeÉ
Est-ce la prosprit qui revient ?
Le mot crise est entr dans le vocabulaire des htels
depuis quelques annes. On a bien essay de ne pas le prononcer au dbut, mais
il a fallu sĠy faire la longue. Il faut dire pourtant que les htels
parisiens ont stoquement support lĠabsence de leurs clients, et que,
lorsquĠils ont t obligs de fermer, de cder ou de sous-louer, ils lĠont fait
avec dignit, comme les gnraux se rendent. JusquĠ la dernire minute, sans
jamais avouer quĠils souffraient plus que dĠautres du malaise conomique, ils
ont cherch des vtrinaires pour serins quand il le fallait et convoqu des
tireuses de cartes pour des clientes indcises.
AujourdĠhui, tous les htels parisiens sont dans une
situation difficile : la crise htelire ne sera rsolue que le jour o la
circulation de lĠargent pourra tre rtablie. On se plaint du Tourisme, mais ce
nĠest pas le tourisme qui est en cause. Les trangers ne demandent quĠ venir
chez nous. Le malheur est quĠils ne peuvent exporter leurs capitaux, et, quand
ils le peuvent, ils redoutent lĠeffondrement des Changes. Ces fluctuations et
ces interdictions ne permettent pas aux hteliers de faire imprimer des prix.
Ils ne peuvent compter que sur des clients hardis et trs riches. Espce de
plus en plus rare. La salade des devises a dĠailleurs cr parfois des phnomnes
assez curieux. Ainsi, ce sont les Franais qui ont fait vivre ces dernires
annes les stations dĠhiver autrichiennes. Et lĠon dit que nous ne voyageons
pas !
Habitudes, nostalgie de Paris, rsultats dĠune excellente
propagande ou attraction de la saison, une srieuse reprise a pourtant t
constate dans lĠindustrie htelire parisienne, et cĠest le moment quĠil
convient de choisir pour visiter quelques grands tablissements qui font plus
pour notre renom que discours et manifestations.
Aux Tuileries
QuelquĠun disait jadis, peut-tre Saint-Sans, quĠil y
avait trois sortes de musique : la bonne musique, la mauvaise musique, et
la musique dĠAmbroise Thomas. Excellente formule, qui peut servir caractriser la clientle dĠune des
maisons les plus illustres de France : le Meurice.
Et lĠon peut ainsi poser en principe quĠil y a trois sortes de
clientles : la bonne, la mauvaise et celle du Meurice.
Le vrai client du Meurice a t
dessin plus de cent fois par Sem. CĠest un monsieur qui porte des faux cols
trop hauts, vass en cornet, pareils lĠenveloppe dĠun bouquet de fleurs, et
qui montent jusquĠaux yeux. Avant la guerre, lĠpouse de ce personnage solennel
et dlicieux, immensment riche, lui remettait mticuleusement chaque matin son
argent de poche : cinq francs en monnaie, ce qui en fait cinquante environ
lĠheure quĠil est. Mais si lĠon y cherche une vraie cliente, je pense la
femme du grand peintre Sert, qui y habita trs longtemps.
En 1806, le Meurice tait situ
au 223 de la rue Saint-Honor. Il avait t construit sur lĠemplacement de la
salle du Mange, o, du 7 novembre 1789 au 9 mai 1793, se
tinrent les sances de lĠAssemble Constituante, de lĠAssemble Lgislative et
de la Convention Nationale. Il est donc contemporain de la Rpublique. En 1816,
la poste aux chevaux de Calais, dirige par M. Meurice,
sĠinstalla dans les restes du couvent des Feuillants et sĠy maintint jusquĠen
1830. En 1917, les terrains, qui appartenaient aux Feuillants et sur lesquels
sĠlvent aujourdĠhui les btiments du Meurice,
furent mis en vente comme faisant partie du domaine de la Couronne. Le comte Greffulhe acheta deux parcelles de ces biens nationaux pour
41.700 francs. Les immeubles de la rue de Rivoli, dont le percement avait
t dcid en 1802, furent btis conformment aux plans imposs aux
propritaires, et la condition que les boutiques des arcades ne pourraient
tre loues des artisans, ni des bouchers, charcutiers, boulangers ou
ptissiers, et toute autre profession faisant usage du four et du marteau. La
tranquillit raffine dont jouissent les clients du Meurice
commenait. Et ces prescriptions se sont continues jusquĠ nos jours. Le Meurice est situ dans un quartier dĠhygine serre. Dans
un autre htel, quelques pas de l, on dsinfecte les chambres aprs le
dpart de chaque client.
Anglais, dandies et nobles trangers
Lorsque Paris se fut apais aprs vingt annes de remous
et troubles, les Anglais se prcipitrent chez nous pour voir ce que la
Capitale de la France tait devenue. Les plus riches descendirent au Meurice, dont la rputation, lĠpoque de la Restauration,
tait excellente. LĠhtel venait dĠouvrir quatre nouveaux appartements en face
du jardin des Tuileries, dans lĠun desquels, stipule un prospectus du temps, Ç
on pouvait, si cela tait ncessaire, installer jusquĠ trente lits È.
Des appartements plus petits, un seul lit, dont le prix
tait de trois francs la nuit, avaient t galement
mis la disposition de la clientle. La maison se flattait quĠaucun htel en
Europe ne ft mieux rgl ni mieux organis pour offrir le plus grand confort
aux Anglais, dont elle avait le souci constant de respecter les habitudes et
les traditions. Pour disposer le voyageur, on lui apprenait outre cela que le
linge tait blanchi au savon trois milles de Paris, et non battu ou bross,
comme cela se faisait gnralement en France au dbut du xixe sicle.
Le prix consenti aux pensionnaires comprenait tout,
commencer par le vin, except pourtant le bois, que les clients avaient la
libert dĠacheter. Enfin, de mme que lĠon retient aujourdĠhui rue de Rivoli des
couchettes de wagon-lit, ou des places lĠOpra de Berlin, on pouvait, du
temps de Louis XVIII, retenir des voitures pour Calais, Boulogne et
nĠimporte quel endroit du Continent.
Lorsque la rue de Rivoli fut acheve en 1835, lĠhtel
sĠinstalla en faade dans des btiments neufs. Pendant la Monarchie de Juillet
et le Second Empire, les clients Ç sans pension È, les pensionnaires
ou les visiteurs du Meurice, Anglais, dandies, nobles
trangers, gens de Cour, Parisiens brillants, firent au Meurice
la rputation dĠtre la maison la mieux frquente de Paris, rputation qui
ricocha jusquĠau triomphe, puis jusquĠau stade de ce quĠon appelle
Ç lĠexclusif È en argot htelier.
Achet en 1905 par une nouvelle socit, remani de fond
en comble, un nouveau Meurice naquit en 1907 sous la
bndiction des fes qui prsident aux vnements parisiens. Rois et reines du
monde entier nĠattendaient que ce signal pour inscrire la rue de Rivoli au
nombre de leurs rsidences : lĠAngleterre, la Belgique, le Danemark, la
Serbie, la Grce, lĠItalie, lĠEspagne, la Yougoslavie, la Hollande et le Siam
furent tout tour reprsents dans les appartements du Meurice
par leurs monarques, hritiers et princesses. Dfil blouissant, propos
duquel on mĠa rapport le mot touchant dĠune petite fille de Paris qui passait
des heures faire le guet au coin des rues de Castiglione et de Rivoli
aussitt quĠelle avait appris par le journal ou la rumeur quĠun roi ou quĠune
reine se trouvait au Meurice. Comme on lui demandait
un jour la raison de cette obstination, la petite rpondit :
— Je viens voir si ces messieurs-dames
ressemblent bien aux portraits de ma collection de timbresÉ
Le rendez-vous des potes et des originaux
On sait quĠavant la guerre des pelotons de curieux et
dĠadmirateurs se livraient toute une stratgie
devant le Meurice pour apercevoir Edmond Rostand,
client fidle, et qui composa Chantecler lĠhtel. Un murmure dĠadmiration sĠlevait sur
son passage. Le pote avait du reste tout ce quĠil faut pour sduire les foules :
une moustache dĠofficier de hussards, un visage dĠun galbe fin, un monocle
brisant, et un Ç paille È dont, quelques annes plus tard, Maurice Chevalier
devait prouver les vertus au music-hall. Rostand nĠa pas t remplac dans le
hall du Meurice. Aussi bien, la littrature a d
cder le pas la haute couture, la boxe, la politique. CĠest Mme Chanel,
que jĠai aperue rcemment rue de Rivoli, Coco Chanel, qui est une reine aussi,
et qui reoit assurment plus de visites quĠun auteur dramatique. Pour la
moustache, cĠest celle du marchal Ptain qui assure le service de la clbrit.
Quant au Ç paille È, jĠai bien cru remarquer que le maharadjah de
Kapurthala en portait un, mais, comme dit lĠautre : Ç Allez vous y
retrouver ! Il y a au moins deux Kapurthala par htel en ce
moment ! È
Plus que ses gaux en luxe, et sans doute par les vapeurs
de snobisme quĠil dgage, le Meurice a la spcialit
dĠattirer les grands originaux, du moins ceux qui ont assez dĠargent vrai pour
avoir des ides fausses, depuis lĠAnglais qui ne voyage quĠavec une boussole de
faon pouvoir toujours dormir la tte oriente vers le Nord, jusquĠ cet
Amricain qui, lorsquĠil vient paris, tient absolument voir la Tour Eiffel
de sa fentre. Un jour, dans lĠimpossibilit de le satisfaire, un matre
dĠhtel suggra ce maniaque de se faire construire une Tour Eiffel portative
et extensible, quĠil pourrait volont transporter de Continent Continent et
installer dans les chambres, les bars ou les jardins. LĠAmricain couta la
chose le plus srieusement du monde. Et il est fort possible que nous lisions
un jour dans les journaux lĠinformation suivante : Ç Un original
dclare la douane maritime une Tour Eiffel en rduction. È
— Si encore, me confiait un barman, nous
nĠavions affaire quĠaux maniaques doux, quĠaux fantaisistes solitaires qui se
contentent de ftiches ou de jouets ! Mais il y a les clients scandale,
et mme pis. Je ne puis vous citer le nom de lĠtablissement o cela sĠest
pass, mais essayez de vous reprsenter les consquences de la chose : un
jour, un dneur mcontent, croyant un attentat, a abattu en pleine salle un
malheureux matre dĠhtel. Il tait mort, monsieur, mort, mort, mort !
Homicide par imprudence, si lĠon veut, dĠaccord, mais tout de mme, mettez-vous
la place du client !
Admirables nuances du mtier ! CĠest le client que lĠon
plaignait et non le dfunt, ni la famille dĠiceluy.
Un client qui devait tre fort embarrass, et qui sans doute changerait dĠhtel.
Voici comment les choses sĠtaient passes : On servait des Ïufs de
pluvier farcis un client bien pris dans un smoking parfait, mais voici quĠun
Ïuf de pluvier tombe maladroitement entre ce smoking parfait et la pure chemise
du monsieur. Le matre dĠhtel perd son sang-froid, bleuit, plit et, croyant
bien faire, cherche vivement retirer lĠÏuf de ses doigts tremblants, ce qui
crpit le plastron du client dĠune longue peinture de Braque. Devenu fou
furieux, le dneur, parant lĠattaque, se lve, tire son browning et abat le
matre dĠhtel !
— Hein ! dit le barman. CĠest du roman
policier, a ! Mais, pour ma part, jĠaime mieux ceux qui prennent la chose
gaiement. JĠai connu un matre dĠhtel qui malaxait sans cesse et trop fort un
rtelier hautement dcal. Un soir, il le laisse tomber dans une
soupire :
Ç — Non, merci, murmure le client quĠil
tait charg de servir, jĠen ai dj un ! È
Ce que lĠon pourrait appeler le paroxysme du Meurice se produit une fois lĠan, au cours de la grande
semaine parisienne, un peu avant lĠheure du dner, paroxysme dont le fumet se
rpand dans le quartier et qui ne trompe pas. Il y a l un mariage de bas de
soie, de perles, de lvres fardes, des froissements de chques, des
conversations, des chuchotements qui font ressortir le plus pur de lĠactualit,
des alles et venues, des coups de tlphone, un parfum, un esprit qui disent
assez que lĠendroit est un lieu gomtrique, une capitale minuscule, un nÏud
vital. Sous le porche, flegmatique, important, rve le chasseur, un des
personnages les mieux renseigns de Paris, les plus influents aussi, et qui
faillit tre rprimand un jour pour ne pas avoir devin que quelquĠun aurait
la curiosit de fouiller les bagages de Lloyd George, lors de la Confrence de
la Paix.
Rue Cambon, Place Vendme
On ne sait gure que le fondateur de lĠhtel Ritz fut un
homme comme vous ou moi, et qui sĠappelait rellement et tout simplement M.
Ritz, comme Flaubert sĠappelait Flaubert et M. Thiers M. Thiers. On croit
volontiers, loin de Paris, l o le Ritz recrute justement le plus tincelant
de sa clientle, que Ritz serait plutt un mot comme Oblisque, Tour Eiffel,
Vatican ou Westminster, voire Jrusalem ou Himalaya. Ce point de vue se dfend.
Je disais un soir Marcel Proust, qui venait prcisment de commander pour
nous, minuit, un melon frais au Ritz, que je rvais de composer un catchisme
lĠusage des belles voyageuses ornes de valises plus belles encore.
Catchisme dont lĠide mĠavait t fournie par une conversation que jĠavais eue
dans un salon avec les plus beaux yeux du Chili :
— Ë
quoi rvent les jeunes filles fortunes ?
— Ë la
vie dĠhtel.
— Quels
sont leurs htels prfrs ?
— Elles
prfrent toutes le mme : le Ritz.
— QuĠest-ce
que le Ritz ?
— CĠest
Paris.
— Et
quĠest-ce que Paris ?
— Le
Ritz.
Ç On ne saurait mieux dire È, murmurait Proust,
qui eut toujours pour cet tablissement une tendresse mle de curiosit. Il
aimait, lui si expansif, quĠon y observt trs srieusement la premire et la
plus noble rgle des htels : la discrtion. Discrtion absolue, obture
au ciment arm, et du type Ç rien
faire È. Il avait t profondment intress aussi, un soir, par le
mtier dĠhtelier, quĠil trouvait un des plus humains de tous et le mieux fait
pour recueillir, palpitant, sincre et prcis, le secret des tres. On ne dit
la vrit, parat-il, quĠau mdecin et lĠavocat. La Sagesse des Nations
aurait pu ajouter : et lĠhtelier.
Tout comme les premiers directeurs du Grand Htel, M.
Ritz, lorsquĠil lana son tablissement, rvolutionna lĠindustrie htelire europenne.
CĠtait en effet la premire fois, depuis quĠil y a des hommes et qui ne couchent
pas chez eux, que chaque appartement ft pourvu dĠune salle de bains. Au
premier abord, le Ritz est un palais tranquille dont le crmonial nĠest
troubl que par des erreurs de couverts ou des chutes de fourchettes. De
grandes dames, dont la fortune assurerait lĠaisance de plusieurs gnrations, y
boivent un th prcieux avec une distinction de fantmes. No manĠs land presque bouddhique o les matres dĠhtel glissent,
pareils aux prtres perfectionns dĠune religion tout fait suprieure.
Personnalits de premier
plan
La clientle y est invitablement compose de
personnalits de premier plan. Tout rcemment, comme je parlais de Proust avec
Olivier, le matre des matres dĠhtel, un des pivots du mcanisme parisien, on
me dsigna rapidement, au passage, le comte et la comtesse Haugwitz-Reventlow, cĠest--dire toute lĠAllemagne wilhelminienne et
toute lĠaristocratie de lĠaventure mondaine, car la comtesse Haugwitz-Reventlow nĠest autre que Barbara Hutton, lĠex-pouse de M.
Mdivani. JĠaperus, guid par ma vue perante et par
son index prcis, le baron et la baronne de Wedels-Jarlsberg,
M. Jospeh Widener, le
prince et la princesse Nicolas de Grce, le marquis Somni-Piccionardi,
le prince hritier de Kapurthala, Georges Mandel, le docteur Nicolas Murray
Butler, bref, tout un aropage dont la disparition entranerait de lĠanmie en
Europe.
Dans la coulisse, depuis des annes, le mme personnel
veille au maintien des traditions et dfend la forteresse : Jimont, lĠas des chefs, en tte. NĠoublions pas quĠun grand
htel doit tre une grande cuisine. Une cuisine dont on ne parle pas, cela va
sans dire, de mme que lĠon ne risque le mot Ç crise È quĠavec mille
prcautions, pour ne pas effaroucher
une clientle qui nĠa jamais entendu parler de cette maladie nouvelle, crise
qui dĠailleurs va sĠattnuant. Le Ritz est tout fier de pouvoir annoncer une amlioration
notable de la situation sur lĠanne dernire. LĠofficier dĠtat-major de cet
admirable htel qui me donne le dtail me fait galement remarquer que le Ritz
sĠefforce dĠtre un htel complet, un htel qui se suffit lui-mme, qui a ses
propres lingres en lingerie fine, ses blanchisseuses dĠlite, et un
tablissement floral spcialement cr pour garnir ses huit jardins et ses
dix-huit serres. Enfin, dernier renseignement pour ceux qui perdent inutilement
leur temps dans les carrires potiques : un chef dĠtage quelque peu habile
peut arriver se faire 10.000 francs par mois1.
1. Ce chapitre a t crit en 1936É
La dame voue au noir
Cette jolie somme me rappelle lĠhistoire dĠune dame qui,
si elle nĠest pas ritzienne, mrite de le devenir un
jour. Le monde parisien lĠavait surnomme la Dona Bella. Elle nĠtait plus trs
jeune, bien que splendide encore. Son mari tait vaguement banquier dans un
vague Brsil. Elle ne se montrait quĠen noir, et faisait installer la chambre
quĠelle retenait en tentures et tissus noirs. Son lit tait par de soie et de draps
noirs. Elle sĠvertuait imposer le noir son fils, et une gouvernante qui
nĠallait pas tarder lĠallger de tous ses bijouxÉ
Cette symphonie en noir tait heureusement releve par
une gnrosit qui avait le droit de se faire appeler gaie : la Dona Bella
donnait une livre sterling de pourboire pour chaque acte de service, et autant
par invit quand elle recevait des amis djeuner ou dner. Un jour plus
noir encore quĠ lĠordinaire, elle demanda un chasseur de lĠaccompagner
jusquĠ je ne sais plus quelle gare, car elle craignait de voyager seule.
Arrive devant le compartiment, elle remit au jeune homme un chque de
10.000 francs pour le remercier.
Ce sont ces faits divers de la vie ultra-mondaine qui
font rver les midinettes de la place Vendme, les taxis qui passent et
repassent, les bacheliers presss dĠtre hommes, Ç pour voir È, et
tous ceux qui ne connaissent du Ritz que cet nigmatique parfum, riche
dĠanecdotes, dont sĠemplit le porche.
LĠhumilit du Grand Carnegie
Citons au badaud que troublent les manies de la cliente
milliardaire un acte de modestie qui vaut aussi son pesant dĠor. Un jour,
Carnegie, le vrai, et qui tait tout petit, se prsente timidement au Ritz.
Aussitt le personnel, au grand complet, de mettre les plus somptueux
appartements de la maison sa disposition, commencer par le clbre
appartement Empire du premier tage. Or, Carnegie ne se trouvait pas Ç
lĠchelle È. Il se regardait dans les glaces, courait aux fentres,
sĠvaluait devant la colonne Vendme et ne se montrait pas le moins du monde
enthousiasm. Finalement, sur sa prire, on lui donna la chambre la plus petite
du Ritz, qui tait sur les jardins, et il se mit sautiller de bonheur.
Bel exemple de simplicit et mme dĠhumilit que lĠon
pourrait faire imprimer sur papier couch, en gros caractres, pour
Mme OÉ, cliente autoritaire, absurde, capricieuse, arrogante, qui faisait
aux femmes de chambre des scnes terribles parce que les chaises de son
appartement, disait-elle, taient asymtriques. Les femmes de chambre sĠinclinent,
se retirent, se concertent avec les garons dĠtage et font changer les
meubles, sans le moindre murmure de protestation. Le personnel dĠun htel digne
de ce nom ne perd pas de temps apprcier les mouvements de colre ou les sautes
dĠhumeur de la clientle. En revanche, il ne peut retenir son admiration ds quĠil
se trouve en prsence de voyageurs qui ont plus de sentiments que de bagagesÉ
On mĠa cit le cas dĠun couple qui nĠet pas manqu
dĠinspirer Maupassant une de ces nouvelles courtes et sombres dont il avait
le secret. Descendent un jour place Vendme un Anglais et une Espagnole.
Maris, et tous deux de haute aristocratie. Ils prennent un appartement luxueux
de cinq six mille francs par jour et ne sortent plus de ce dcor. CĠtaient, comme
la Dona Bella, des maniaques de la tenture noire, de lĠombre, des rideaux tirs
et des stores baisss. Ils exigrent de la direction que le service ft
absolument muet. Comme ils ne tolraient aucune question de la part du
personnel, celui-ci devait avoir lĠÏil tout, tout deviner et tout comprendre.
On chuchotait un peu dans les couloirs sur ce couple singulier qui semblait
mimer une histoire dĠEdgar Poe.
On se demandait ce que cachaient ces deux visages ples,
mlancoliques et comprims, qui parfois sĠclairaient dĠun grave sourire. Ils
prenaient tous leurs repas lĠhtel et se montraient chaque soir, lui en
habit, elle en toilette de soire, dans une attitude noblement vote, charge, tnbreuse. NĠy tenant
plus, un matre dĠhtel, que tant de dignit funbre empchait de dormir, sĠen
fut aux renseignements, et il revint pour apprendre ses collgues que lĠAnglais
et lĠEspagnole pensaient nuit et jour un fils trs beau tu la guerreÉ
Ce Ritz si tranquille, si respectable, si bien conu pour
le sommeil psychologique des grands de la terre, est en vrit tout sonore de
romans, tout orn de biographies pathtiques. On croit que certains tres
recherchent le plaisir. En ralit, ils se rfugient dans les htels et fuient les
hommes parmi les hommes. Ce qui faisait dire un directeur qui je demandais
quelle tait son avis la premire qualit de lĠhtelier : Ç Le cÏur !É È
Avenue George-V
On compare volontiers les paquebots des htels
flottants. On pourrait aussi heureusement comparer les htels des paquebots
immobiles, en commenant par le George-V, qui sĠest ancr, pareil un
transatlantique soign et poudr, dans lĠavenue la plus aristocratique de
Paris, autrefois bout de campagne o sĠtalaient des chaumires, aujourdĠhui
bras de mer dĠun luxe calme. Murailles fines, presque fragiles, de pierre et de
marbre, plans successifs de jardins fleuris, de terrasses, le George-V nĠa rien
de la machine habiter, selon le mot qui fut probablement invent par de
vieilles dames mal adaptes une poque de machines prcises et dĠhabitations
enfin confortables.
Le George-V nĠa rien non plus du palace monumental et mlancolique
o le luxe et lĠennui se confondent. CĠest exactement lĠhtel qui est destin
une clientle que rien ne rattache lĠavant-guerre, une clientle intimement
lie au jazz, la vitesse, aux fluctuations des changes, et pour laquelle la
direction avait cr, bien avant le pays lgal, comme on dit aujourdĠhui, un
service dĠavions-taxis qui cueillaient le touriste la descente des paquebots.
Ml aux malaises et lĠeuphorie de ces dernires
annes, le George-V a t lanc par la signature du plan Young, qui eut lieu
dans le salon bleu, appel depuis Ç des experts È, en prsence de
MM. Moreau, Montagu Norman, Pierpont
Morgan, Strong, Schacht et Luther. M. Young
emporta aux tats-Unis la chaise qui avait t la sienne et le tapis vert sur
lequel sĠtaient appuys tant de coudes illustres. Sur ce mme tapis, devenu
relique, un banquet-souvenir fut servi en Amrique, en 1930.
La mme anne, trois nouvelles signatures contribuaient,
Paris, rendre clbre lĠencre de lĠhtel George-V : celles du colonel Easter Wood, et de Costes et de Bellonte, lĠoccasion de
la premire traverse franaise de lĠAtlantique, qui fut dcide, ou plutt parie,
au bar. Puis ce sont les statuts de la Banque des Rglements Internationaux de
Ble qui voyaient le jour dans le salon Young. Enfin, Roosevelt, alors gouverneur
de lĠtat de New-York et candidat du parti dmocrate la prsidence, vint
rendre visite sa mre souffrante qui sjournait au George-V cette poque.
Le visage dĠune poque
Ainsi, lĠhtel est entr dans lĠHistoire complique de
1920 1935, et il sera certainement cit dans les ouvrages destins lĠEnseignement
Secondaire des collgiens du xxie sicle,
comme un monument. Cette immortalit ne sera pourtant pas uniquement faite de
souvenirs officiels ou montaires propres faire biller les enfants de nos
enfants.
Car les professeurs de petite Histoire ajouteront au
texte abstrait des manuels que, vers la mme poque, chefs dĠtat, argentiers
et ministres chargs de rgler le sort de lĠEurope rencontraient dans les
ascenseurs ou le restaurant du George-V dĠautres clbrits qui entretenaient
dans ce lieu une atmosphre de sommets : Chevalier, Tilden, Yvonne
Printemps, Brigitte Helm, Jeanette
Macdonald, le clbre escroc Factor, ou Rossoff, roi
du mtro new-yorkais, prince du mtro moscovite. Et George-V, ainsi nomm parce
que les rois ont une grande attraction sur les voyageurs, passera pour avoir
t un htel infiniment important et pittoresque, qui avait encore la
coquetterie de sĠaccorder avec les travers et les manies du couple ou de
lĠisol des annes 25 35.
Voyant un jour entrer un des clients de lĠtablissement
compltement ivre la tte de lĠorchestre de lĠAbbaye au grand complet, le
veilleur de nuit sourit gracieusement cette tribu et laissa passer saxophones
et violons sans leur opposer la moindre rsistance. Le client invita les
musiciens le suivre dans sa chambre, sĠtendit sur son lit, et se fit donner
une aubade amricano-slave pour lui seul. Il alla mme jusquĠ rclamer ce quĠon
appelle des claquettes, en style dancing, car il ne pouvait plus sĠarracher
lĠenchantement montmartrois. Vers 11 heures du matin, sous le regard
respectueux dĠun des personnels les plus aimables de Paris, lĠorchestre quitta
doucement lĠoriginal qui sĠtait endormi. Il lui arrivait de boire trois
semaines dĠaffile, et de rclamer du whisky lĠhpital o il fallut bien le
recommander un jour.
Avion ou paquebot ?
Si lĠoriginal fait la joie des chefs de rception,
gouvernantes, nurses, sommeliers et grooms, il les affole aussi parfois, mais
uniquement parce quĠil oublie de Ç prvenir È, comme cet explorateur
qui pria le bureau de lĠhtel de bien vouloir lui garder deux lions en cage. On
dut les mettre en pension au zoo. Comme ses confrres dans lĠart de loger et de
recevoir, le George-V accueille volontiers les mariages, championnats ou
manifestations lgantes de la socit parisienne. CĠest dans ses salons, qui
se prtent aux exigences les plus inattendues, quĠeut lieu lĠinoubliable lunch
de mariage de Paul-Louis Weiller, ainsi que le fameux
match de bridge au cours duquel mille curieux se sont presque battus pour
approcher de tout prs un roi de pique ou un sept de carreau particulirement
chargs dĠavenir ce jour-lÉ
Ce nĠest pas impunment que jĠai compar le George-V un
paquebot. Il supporte admirablement la visite, tout comme lĠIle-de-France ou le Normandie. Mieux : il lĠappelle, et il tient ses promesses.
Entrer dans les profondeurs du George-V, cĠest descendre dans les anciennes
carrires du village de Chaillot dĠo fut extraite la pierre qui servit
difier lĠArc de Triomphe. Dans cette cave modle, dĠun silence de dsert,
sĠempilent aujourdĠhui des bouteilles aussi prcieuses, pour quelques fous, que
des vies dĠhommes. Aussi la Ville de Paris lĠa-t-elle classe au premier rang
des abris pour Parisiens de luxe, en cas dĠattaque arienne. Ë vingt mtres
sous terre, gard vue par des batteries de Haut-Brion ou de Chambertin, on
imagine plus facilement encore un avion quĠun htel, me fait remarquer lĠadministrateur
qui mĠaccompagne. Je me sens, en effet, sur le chemin du ventre de la terre, et
je fais effort pour penser un tapis, un Manhattan cocktail, un gigot,
une langouste, un taxi.
Nous remontons dĠun pas gognostique vers les cuisines.
Au passage, nous apercevons lĠartillerie de forge de la chaufferie, o
lĠillusion dĠtre en mer, de chercher chapper un typhon, est complte.
Enfin, au sortir des grottes, des familles de casseroles nous sourient. JĠai
envie de crier : Ç Terre ! È Dans une cabine, jĠaperois un
ami : cĠest Pierre Benoit. Ainsi, il tait aussi du voyage ? Mais
non. CĠest la photographie de Pierre Benoit, en bonne place dans le poste de
commandement du chef Montfaucon, que lĠauteur du Djeuner de Sousceyrac ne manque jamais de venir fliciter chaque
fois quĠil prend un repas avenue George-V.
CĠest Jules Romains, je crois, qui prtend que le bonheur
ne sĠprouve violemment que dans une cuisine. QuĠil vienne serrer la main de
lĠillustre Montfaucon, dans sa case dcore de vingt et un diplmes et de onze
mdailles dĠor, de cartes gastronomiques et de notes de service premptoires :
104 lunchs assis, 350 sandwiches, etc. Il respirera de la flicit
peins poumons.
Une innovation : le repas-disque !
Il ne suffit pas de bien manger, me dit-on dans cet
endroit o dj je rve de ballets gte-sauces, il faudrait pouvoir retenir ce
que lĠon dit table. Que de promesses oublies, que de renseignements perdus,
que de mots dĠesprit envols ! On dne et lĠon se quitte aprs avoir
chang parfois les propos les plus denses. Pour remdier cette frivolit, le
George-V lancera en 1938 le repas-disque ! Ë la demande des clients,
toutes les conversations seront enregistres entre les hors-dĠÏuvre et le caf.
Une Ç mmoire È fonctionnera sous la table sans dranger personne, et
lorsquĠon retirera Ç son vestiaire È, on pourra emporter avec soi le
procs-verbal du djeuner ou du dner auquel on assistait, et se constituer
ainsi chez soi des bibliothques de conversation qui seront utiles pour rappeler
aux personnes importantes quĠelles ont promis de sĠoccuper de vous, aux femmes
quĠelles vous aiment, et aux amis quĠils mentent.
Une des joies du George-V, ce sont ces appartements,
meubls ou vides, orns de terrasses, clairs, parfums de cinma correct et
dans lesquels se donne la forte satisfaction de Ç sĠamricaniser È un peu.
Ces appartements, dont les fentres donnent sur ce qui fut soit le bal Mabille, soit le chteau des Fleurs, soit les jardins dĠIdalie,
sont malheureusement occups, de trs rares exceptions prs, par de
richissimes Franais – parfaitement – qui veulent bien payer
un loyer annuel de 40.000 70.000 francs pour chapper au fisc,
condition de pouvoir se faire un peu de cuisine et dĠavaler un yoghourt en
cachette.
Moscou-Paris
Le George-V leur a install des cuisines lectriques et
des frigidaires ravissants qui semblent provenir de quelque joaillerie. Pour
gagner cette colonie charmante, nous repassons par la lingerie, claire et
applique, o lĠodeur de la premire communion se mle celle du drame
dĠamour. Nous longerons la rserve des bagages oublis, et parfois laisss pour
compte par les clients qui sont partis sans payer. Et lĠon ne peut se faire
justice soi-mme, car les trsors de cette rserve, vritable dock, ne peuvent
tre fracturs avant trente ansÉ Dans la chaufferie qui bat lentement comme un
cÏur, je tte le pouls de lĠhtel, et jĠaperois en passant, un peu plus loin,
la mise en bouteille du vin des courriers, que lĠon soigne comme des princes,
ou des policiers secrets, car les courriers ne sont autres que les domestiques
personnels de la clientle, cĠest--dire quĠils sont plus puissants que les
puissants quĠils servent, ces derniers seraient-ils les vrais KapurthalaÉ
Sur le seuil des appartements, nous sommes accueillis par
la voix douce et prte tout de la gouvernante. Un pur silence entoure la vie
prive des grands oisifs de ce monde. Les ascenseurs sĠlvent sans tousser,
sans se plaindre de varicesÉ Des botes aux lettres sillonnent le trajet
vertical. Des toilettes ravissantes et silencieuses courent entre les tages,
trs vite, comme en rve. On nĠa plus besoin de sortir. Toute la vie est l,
sans la moindre bavure. On comprend cet Anglais qui, au retour dĠun voyage en
U. R. S. S., et comme on lui demandait ses impressions, se borna coller, cte
cte, deux chantillons dĠun papier trs spcial provenant respectivement
dĠun Htel Rouge et du George-V, et sur lequel il crivit ces deux seuls
mots : Moscou, ParisÉ
Aux alentours de la Concorde
De tous les htels, le Crillon est celui qui ressemble le
moins un htel. Je lĠai entendu traiter de ministre, de banque ou de muse.
Et de fait, le plus en vue, le plus historique des htels est aussi le moins
connu de lĠÏil du Franais, et mme du touriste moyen, qui cependant nĠignorent
plus que la place Louis XV, au fminin Concorde, nĠa pas dĠgale dans le
monde entier. CĠest sans doute pour cette raison que le Crillon est devenu
lĠhtel de lĠincognito. On y est magnifiquement obscur. On mĠa rpt quĠun
roi, sĠy sentant enfin et parfaitement libre, disait un de ses familiers, en
contemplant le plus bourgeoisement du monde lĠoblisque de Louqsor :
— Le jour o les faiseurs de potins apprendraient
que je descends au Crillon, je nĠaurais plus quĠ aller loger dans lĠune des
Pyramides !
Ce projet voque le stratagme si minutieusement expos
par Poe dans la Lettre VoleÉ
Construit en 1758 par les soins de lĠarchitecte Gabriel,
sur lĠordre du roi Louis XV, qui tenait complter par un chef-dĠÏuvre la
dcoration de la place, lĠhtel de Crillon demeura cent cinquante ans rsidence
prive. En 1908, la famille de Polignac lĠacheta pour le transformer en htel.
Ouvert au printemps de 1909, il offrit aux Parisiens une
ralisation exceptionnellement brillante et qui mritait un coup de chapeau.
Aussitt, la critique officielle fut dĠaccord avec le monde pour apprcier les
perfectionnements qui taient apports lĠancienne demeure et la magnificence
des salons crs sous Louis XV et conservs intacts. CĠest sur ce plan que
le Crillon peut tre confondu avec un muse. Comment ne pas envier toutes ces
chemines de style, et ces admirables vestiges de lĠpoque que sont les
plafonds sculpts des trois grands salons du premier tage : salon des
Aigles, salon des Batailles, salon Louis XIV ?
Solidement li lĠHistoire par toutes ses pierres et par
tous ses parquets, le Crillon avait toutes les chances, sinon le devoir,
dĠaccompagner la marche des vnements historiques. Un heureux mlange de
moderne et dĠancien allait en faire, ds son ouverture, la demeure dĠlection
des Cours Royales de lĠEurope, qui ont droit aux htels comme le commun des
Hommes, de la Diplomatie et de lĠAristocratie. On y rencontrait S. M. le
sultan du Maroc, S. A. R. la princesse de Bade, le prince A.
dĠOldenbourg, la princesse de Battenberg, S. M.
George V et S. A. R. le prince de Galles, qui occuprent tour
de rle les appartements du premier tage.
De brillants tats de service
Pendant la guerre, le Crillon porta successivement le nom
de Grand Quartier Gnral de lĠtat-Major anglais, puis de Quartier Gnral des
officiers gnraux du corps expditionnaire amricain au moment de lĠentre en
campagne des tats-Unis. Le prsident Wilson y habita tout le temps que
durrent les sances mmorables qui aboutirent au Trait de Versailles et la
Socit des Nations. Tels sont les tats de service dĠune maison qui, grce au
voisinage de lĠAmbassade des tats-Unis, nĠa jamais cess dĠtre le quartier
gnral des diplomates du Nouveau Monde.
JĠai eu affaire un jour, dans un bar de la rue Boissy-dĠAnglas, un journaliste allemand qui, je crois,
rvait de se livrer lĠespionnage pour satisfaire ses gots dĠaventure. Sans
rien avouer de prcis, il ne cachait pas quĠil cherchait entrer dans le
secret des choses parisiennes, et avait un mot lui pour exprimer son dsir.
Ç Vivre les vnements qui ne sont pas relats dans les journaux. È
Chaque soir, il faisait longuement pied le tour de cet norme pt de maisons
que bordent la place de la Concorde, la rue Royale, la rue du Faubourg-Saint-Honor
et la rue Boissy-dĠAnglas. Ayant mis, pour ma part,
quelques doutes sur lĠefficacit de ce sport, il me rpondit que cĠtait son avis
dans ce quartier de Paris que gisaient les plus belles nigmesÉ
Et, pour appuyer ce point de vue, il dclarait que la
prsence, en un mme point dĠune capitale, de lĠAutomobile-Club, de lĠambassade
des tats-Unis, de la Chambre des Dputs, de bars clbres, de la National Surety Corporation, des Ç Ambassadeurs È, du
Ministre de la Marine, de lĠancien mur du rempart des Tuileries, de couturiers,
modistes, selliers, de MaximĠs, du vin de Porto et dĠune nue de coiffeurs
lgants, ne pouvait tre due lĠeffet du hasardÉ CĠtait trop saisissant. Il
y avait l, il lĠaffirmait, un centre dĠattraction dĠune singulire loquence.
Son rve tait de sĠinstaller au Crillon, de prendre
dĠassez mystrieux repas dans la Salle de Marbre, et dĠentrer peu peu dans lĠintimit
de la clientle de cet tablissement, quĠil considrait comme un des rouages du
mcanisme de lĠEurope civilise. Plusieurs soirs de suite, je le surpris mditant
devant les soubassements percs dĠarcades de lĠhtel, examinant de son Ïil
inquiet et jauntre lĠentablement des colonnades que surmontent des terrasses
lĠitalienne. Mais il ne se rsignait pas entrer : M. Godon, le trs
sympathique directeur du Crillon, qui lĠet dĠailleurs reu en gentilhomme, ne
lĠa pas encore aperuÉ
Une tte faire des trous dans les portes
Surpris par la timidit dans lĠaction de celui qui se
montrait si lyrique dans ses propos, je lĠentranai un soir dans un tabac
voisin, et je constatai, au moment de lĠinterroger, quĠil avait une tte
faire des trous dans les portes, une prunelle habitue se coller aux
serrures, et un pantalon luisant et frip qui prouvait assez que lĠhomme
passait une partie de sa vie genouxÉ Il ne tarda pas avouer quĠil avait
derrire lui une longue carrire de Ç voyeur È, et exhiba bientt un petit
attirail dĠinstruments o dominait la vrilleÉ
Nous bmes chacun deux doigts dĠAnjou, assez gns lĠun
et lĠautre, mon interlocuteur sĠtant aperu quĠil nĠappartenait pas mon
genre de relations. Il me tendit pourtant une main molle o se devinaient des
proccupations montaires assurment trs graves, autant quĠun tourment
dĠaventurier rat. Puis, je le vis sĠloigner dans la rue Boissy-dĠAnglas
dĠun pas de noctambule aigri. Ë quelque temps de l, je devais apprendre quĠil
sĠtait tu en Pologne dans un petit bouiboui tenu par un marchand de soupe.
Il y a en effet, dans tous les grands htels, des
clients, et non des moindres, qui font des trous dans les portes. LĠexprience
prouve que cette clientle est compose en grande partie de maniaques,
quelquefois de faux mdecins, experts dans lĠart de tirebouchonner les lambris,
cloisons, etc., et qui jugent, au spectacle, sĠils ont des chances de se faire
inviter. Ë quoi ils parviennent souvent. Il sĠagit, pour le directeur de
lĠhtel, de gner les Ç voyageurs È, sans toutefois les prendre sur le
fait. Tche dlicate, et qui doit amplement renseigner lĠhtelier sur la
mauvaise qualit de lĠarticle appel lĠHommeÉ Il sĠen console pourtant en
songeant que le charme et le danger de son mtier consistent justement recevoir
des rois authentiques et des rgicides ventuels, des civiliss et des barbaresÉ
Mais la crise et le gel des monnaies, qui interdit
toutes sortes dĠAllemands, dĠArgentins, de Siciliens et de Brsiliens de se
dplacer facilement, ont en quelque sorte Ç slectionn È les htels. SĠil
y a moins dĠtalage et moins de luxe un peu partout, il y a aussi moins
dĠaventuriers et moins de voyageurs douteux. Ç Nous sommes entre
nous È, me disait un garon dĠtage fort styl, bachelier lĠen croire.
Un garon qui sĠtait rendu indispensable parce quĠil tait au courant du
maniement complet de la carte de visite en France, et, sur ce point comme sur
dĠautres, il tait trs suprieur aux jeunes gens que lĠcole Htelire jette
sur le march par promotions, comme Polytechnique ou Normale.
Pour devenir roi des palaces
Mais il en est de lĠhtel comme de la politique et de
lĠart : Ce ne sont pas les mieux diplms qui arrivent aux sommets. CĠest
une chose que dĠapprendre tous les services dĠune maison : plucher les
pommes de terre, rpondre en anglais, dcouper un canard, rparer un appareil
pneumatique de transmission, faire le rapport journalier, retenir un client,
etc. CĠen est une autre de plaire, dĠtablir le crdit dĠune maison. Plus dĠun
lve de lĠcole htelire a fini secrtaire de quelque bookmaker sur un champ
de courses de province. Plus dĠun marchand de bouillon sĠest rvl temps
commerant, industriel et diplomate, pour devenir roi des palaces.
Sur ce point, le Crillon est favoris : il sa tte, en la personne de
M. Godon, un des plus jeunes directeurs de France, un chef digne de son
cadre, quelque chose comme un matre du protocole priv, qui fait autant, sinon
plus, pour le renom de notre pays et lĠagrment des htes prcieux, utiles,
dcoratifs ou simplement dpensiers que nous recevons, autant et plus que le
protocole officiel. On sait comment, il y a quelques annes, la France
sĠenthousiasma pour lĠItalie. Tout ce qui tait italien provoqua du jour au
lendemain lĠadmiration : spaghettis, tranches et romances napolitaines,
peintures et cartes postales, fascisme, solfatares, saucisson de Milan, etc. Or,
le Franais eut beau se mettre lĠesprit la torture, il nĠarriva pas amuser,
charmer lĠItalienÉ
Assomms de discours, de rceptions, de reprsentations,
savez-vous qui les Italiens demandrent conseil pour passer agrablement leur
sjour chez nous ? Aux hteliers. Et ils sĠen trouvrent bien. Quel est
donc cet humoriste qui disait : Ç La France est un grand
htelÉ È ?
Oui, mais nous nĠavons pas toujours de DirecteursÉ
Aux Champs-lyses
Deux htels tiennent la tte du peloton qui monte
lĠassaut de lĠArc de triomphe : lĠAstoria et le Majestic.
Astoria est et restera clbre pour avoir hberg, tout de suite aprs la
guerre, cette fameuse Commission des rparations qui devait finalement tre
endormie treize ans aprs lĠarmistice par le prsident Hoover. Astoria est
spcialis dans le maharadjah : ceux dĠIndore, de Kashmir,
et celui de Patiala, un des hommes les plus riches du monde, y sont en ce
moment. Quand un maharadjah descend dans un htel, il y occupe gnralement
tout un tage, de faon pouvoir y donner des ftes sans tre gn.
LĠtablissement qui traite un tel client peut compter sur une recette de 50
60.000 francs par jour, ce qui permet au sommelier de faire des bnfices considrables
durant ce merveilleux sjour, et de rver aux lphants blancs par-dessus le
march.
Le maharadjah nĠest pourtant pas seul rquisitionner
tout le personnel dĠune maison. Pour sa part, lĠex-roi dĠEspagne ne se privait
pas de faire le grand seigneur partout o il passait la nuit, et il constatait
que lĠon se baissait jusquĠ terre en sa prsence. Seul, un directeur dĠhtel
rpublicain lui dit un jour, aprs sa destitution :
—
Au revoir, monsieur le Roi !
—
Eh bien ! au revoir, Monsieur, rpondit
Alphonse XIII, avec beaucoup de complaisance.
Cette bonne grce, on lĠaurait vainement attendue dĠun
autre client qui devait, parat-il, venir sĠinstaller lĠAstoria en vainqueur,
en aot 1914, et qui nĠtait autre que le Kaiser. Or, le Kaiser ne vint
pas, et ne viendra plus, selon toute vraisemblance.
Ferm au dbut de la guerre, Astoria ne tarda pas
ouvrir toutes grandes ses portes aux blesss. Ë cette poque, lĠhtel tait
encore surmont de tourelles, aussi clbres paris que le zouave du pont de
lĠAlma ou la Bourse aux timbres des Champs-lyses. Ces tourelles furent
malheureusement rases peu aprs la signature du trait de paix. Pareil un
oiseau bless, Astoria ferma ses portes pour la deuxime fois et ne les rouvrit
quĠen 1927, aux milliardaires amricains, la vieille noblesse du boulevard
Saint-Germain, aux commerants dĠgypte et aux princes hindous. La fume des
cigarettes orientales et le scintillement des pierreries feraient reconnatre
lĠAstoria au profane qui ne saurait rien de la maison que par ou-dire.
La jolie Chinoise et lĠancien ministre
Maison respectable, qui bnficie encore du haut
patronage de lĠArc de Triomphe. Les hurluberlus ne sĠy risquent pas. Quelque
chose leur dit, au dernier moment, dĠaller se livrer ailleurs leurs
fantaisies. Ce nĠest certes pas lĠAstoria que serait descendue cette jolie
Chinoise qui est actuellement Paris et ne peut se retenir ni de gifler au moins
trois fois par semaine quelque garon dĠtage, ni de jeter brusquement et sans
raison apparente son mobilier par la fentre. Qui sait si, dans le quartier de
lĠtoile, de pareilles excentricits ne donneraient pas lieu de trs dsagrables
incidents diplomatiques ? Un meuble de fabrication germanique lanc par
des mains orientales sur la tte dĠun ancien combattant qui viendrait de
ranimer la flammeÉ On ne sait pas o cela finit.
LĠhtel est dj suffisamment charg de drames dĠamour, de
fianailles rompues et de Congrs inutiles pour sĠoccuper de conflits. Tout
lĠart des directeurs est dĠvoluer dans la souplesse, mais dĠtre fermes aussi
quand il le faut. Je nĠen veux pour preuve que la msaventure qui vient
dĠarriver un de nos anciens ministres des finances. Comme il y en a eu
beaucoup, on ne le reconnatre pas. Celui-ci se trouvait donc dans un de nos
plus clbres htels et djeunait avec une dame, ma foi, plus que trs
dsirable, si dsirable quĠil ne songea pas plus longtemps dissimuler ses sentiments
et appela le garon, puis le grant, puis le directeur, pour leur demander une
chambre. Une chambre pour la journe, tout comme rue de Bucarest ! Ne pouvant
obtenir satisfaction, il finit par se nommer avec quelque suffisance.
Dois-je vous dire, Monsieur, lui rpondit le directeur, parfait
gentleman, que pas un de nous ne sĠest tromp un seul instant sur votre
personnalit. Mais tout ce que nous pouvons pour elle est de lui faire donner
des adresses, que nous ne saurions, dĠailleurs, garantirÉ
Cette histoire donne beaucoup de prix ces conseils que donnait
un jour un chef de rception une vieille dame affecte dĠun ravissant Ç
gigolo È, et qui dsirait connatre les Ç limites È de sa libert :
— Avant de faire quoi que ce soit, Madame,
pensez vos voisins, aux autres personnes qui vivent dans cet htel. Ne vous
occupez pas de nous, directeurs, employs, etc, etc.
Ni de vous-mme. Pensez aux autresÉ
Ë ct des impertinents, des gostes ou des tyrans, il y
a les gourdes, qui ne savent pas se servir des robinets, qui nĠosent ni
redemander un peu de poulet, ni crire sur le papier lettres de la maison, ni
se lever plus tard que midi de peur de dplaire la femme de chambre. Clientle
gnralement aime du personnel, tout le moins prfre lĠautre, celle des
filous, qui ne pensent quĠ emporter des verres dents et quitter lĠhtel
sans donner de pourboiresÉ
Entre la Madeleine et
lĠOpra
Je lis sur un petit prospectus orn dĠune image, comme on
nĠen trouve plus que dans les livres jaunis par le temps, ce texte qui me fait
rver : Ç Grand Htel, Paris, 12, boulevard des Capucines. Djeuners
servis des tables particulires ; vin, caf et liqueurs compris,
4 francs. Table dĠhte la mieux servie de Paris, vin compris,
6 francs. 700 chambres, depuis 4 francs par jour ; logement,
clairage, chauffage, nourriture et vin compris. Trois ascenseurs desservent
les tages depuis six heures du matin jusquĠ une heure aprs minuit. È
CĠtait videmment le bon temps.
LĠdification du Grand Htel, anctre des palaces
contemporains, fut pour les Parisiens du xixe sicle
un vnement comparable ce que peuvent tre pour nous un voyage dans la
stratosphre, le lancement du Normandie
ou le mystre de la tlvision. Le Ç style publicit È nĠayant pas encore
t invent, les journalistes prsentrent lĠtablissement en termes trs
nobles leurs lecteurs. Les chambres du Grand Htel, disait-on, offrent au
voyageur un confort qui dpasse lĠentendement des hommes. Nous trouvons l des
bains, des tuyaux acoustiques, une grande varit de sonnettes, des
monte-charge o sĠlvent les plats des cuisines vers les jolies dneuses, un
tlgraphe Ç proprement lectrique È et, suprme raffinement du gnie
franais, un photographe de nuit, (sorte de rat dĠhtel), muni de plaques
toujours prtes et qui apparat au premier appel.
Le Grand Htel fit sensation. Les reprsentants les plus
avertis du dandysme du Second Empire zozotaient dans les salons :
Ç Avez-vous visit la cour du Grand Htel de la Paix (ce fut son premier
nom), avez-vous eu lĠoccasion de souper dans la salle manger en
rotonde ? È Ainsi parle-t-on aujourdĠhui dĠune croisire en zeppelin
ou dĠun mariage en costume de scaphandrier. Chaque poque a ses ahurissements.
De plus, le Grand Htel bnficiait de lĠatmosphre du boulevard, laquelle nĠa
de prix et de parfum que pour ceux qui lĠont connue. Quartier bni des dieux de
lĠIle-de-France et qui a toujours attir le meilleur des Parisiens. La solitude
nĠy existe pas, ni lĠennui. Transform comme il lĠest aujourdĠhui, il demeure
le Boulevard, et sera sr de lui jusquĠ la fin du monde.
Dans lĠenchantement des boulevards
Le Grand Htel nĠest plus ce quĠil tait autrefois. Digne
et somptueux la faon dĠun muse, il nĠattire plus que les fils ou les cousins
de ceux qui sĠy trouvaient jadis aussi bien quĠ la Cour, et de tant dĠautres qui,
pendant toute lĠenfance de la Rpublique, y contemplrent lĠacadmie de
lĠlgance et de la modernit. AujourdĠhui encore, de trs lointains trangers
y affluent, touchs par le bruissement de Paris comme le sont les astronomes
par les lumires des toiles mortesÉ Je lis souvent que lĠon cherche des
endroits pour reconstituer certaines ftes. Pourquoi ne pas essayer le cadre de
ce Grand Htel, aussi riche dĠhistoire contemporaine que nĠimporte quel
ministre ?
Un autre htel allait bientt sĠlever dans lĠombre de
lĠanctre, et jouir sa manire de lĠenchantement du Boulevard qui voque la
haute noce de la fin du xixe
sicle, les dners du Caf Anglais, les diamants de Cora Pearl, Rose Pompon,
Blanche dĠAntigny, Hortense Schneider et son Khdive,
Rochefort, Arthur Meyer, Zambelli, et cet tonnant Nadar, photographe et
savant, le Michel Ardan de Jules Verne, quĠil faut
tenir pour lĠinventeur de la Publicit. Un autre htel allait peu peu
absorber lĠlite des voyageurs distingus pour lesquels Paris quivaut
quelque diplme acadmique : lĠhtel Scribe, aujourdĠhui proprit de la
Canadian National Railway, nĠoccupait, avant 1900,
que le deuxime tage de lĠimmeuble dont il sĠest peu peu empar. Ë quelque
temps de l, il devait avoir, au premier, le voisin le plus important que lĠon
pt souhaiter. Voisinage nombreux, unique au monde, et dont les arrts ont
force de loi, du moins dans lĠunivers de ceux qui vivent pour le monde, le
sport, le costume et le jeu : le Jockey Club. En aot 1926, peu aprs la
dfaite du fameux Biribi au Grand Prix de Paris, et trois ans aprs le dpart
du Jockey Club, qui laissait dans tout le carrefour un sillage dĠlgance, de
distinction aimable et de facilits, le Scribe, tout en conservant une faade
classe parmi les architectures, naissait enfin, avec ses deux entres si
utiles, au coin de la rue qui porte son nom, ou plutt dĠo il tire le sien, et
du Boulevard.
Les acheteurs de modles
Alors que, dans certains htels, les hommes politiques
vivent et ne mangent pas, au Scribe les hommes politiques mangent, mais ils nĠy
vivent pas. Sans doute semble-t-il dlicat de faire sur ce plan concurrence
M. Herriot, qui avait choisi de descendre quelques pas plus loin quand il
venait Paris. Entour de banques, de bureaux, de compagnies de navigation, de
magasins parfaitement parisiens, le Scribe est avant tout lĠhtel dĠun certain
nombre dĠhommes dĠaffaires pour qui lĠconomie du taxi, le sauvetage dĠune
pingle, lĠarrive pied bien visible au rendez-vous dcisif, sont des moyens
dĠarriver vite et haut, lĠamricaine, et fournit lĠoccasion de sourire ce
que les provinciaux appelleront toujours le trottin. Jacques Richepin et Cora Laparcerie, Jean Prier et Yves Mirande ont fait du Scribe
leur demeure, mais le fond de la clientle remuante, qui ne regarde pas la
dpense et qui sait mettre profit toutes les possibilits de lĠhtel, est
constitu par lĠacheteur de robes.
Dans la vie contemporaine, o la vedette, appartient aux
hommes de sport, aux dictateurs, aux danseurs photogniques, les acheteurs de
modles parisiens, encore quĠils prfrent lĠincognito, occupent une place la
fois importante et discrte et sont gnralement inamovibles. Trois fois par
an, lĠpoque des achats, ou des saisons, ils arrivent de New York, de
Rio ou de Rome, assistent aux dfils de mannequins, et repartent avec la mode
en valises au bout de deux semaines. Certains se font mme prsenter les collections
dans leurs appartements et dcident sur place, en mchonnant un cigare, du
genre de toilettes quĠils imposeront aux lgantes de leur pays.
Le directeur du Scribe, M. Albert, un des plus
jeunes matres de la corporation et qui est dj vice-prsident de lĠAssociation
des directeurs dĠhtels franais, est un de ces hommes capables de tout faire
sur-le-champ eux-mmes, de la mcanique, de la cuisine, de la rparation
dĠascenseurs, de la rception improvise. Fier de son tablissement, il lĠest
aussi de ses deux collaborateurs principaux, qui sont Ç du dbut È,
pour employer un langage appropri : le barman Pierre, devant qui lĠon
soupe aprs avoir sign des contrats, et le chef Gourbaut,
qui a reu poignes de mains, flicitations, compliments des plus grands dgustateurs
et des premiers gourmets du Vieux Continent.
Les vacances dĠun original
Htel la fois classique, gai et spcialis dans le client
qui fait des affaires vraies, le Scribe nĠest pas un htel dĠaventures. Maison
srieuse, dĠun Ç parisianisme qui ne dpasse pas les limites È, disait
un ambassadeur, il a t choisi comme pied--terre par von
Wiegand, le reprsentant chez nous de la presse
Hearst, ce qui nĠest pas peu dire, et par Lady Drummond-Hay, la premire femme
qui se soit risque faire le tour du monde en avion. CĠest ici que se rfugie
galement le cinma, quand il est srieux, et mme grave : le souper-film
de la Robe Rouge, de Brieux, a eu
lieu au Scribe, ainsi que le djeuner qui fut prsid par sir Robert Cahile, conseiller lĠAmbassade dĠAngleterre, en lĠhonneur
du Jubil. Derniers prolongements du ct respectueux et traditionnel de
lĠesprit du Boulevard, qui estimait les valeurs.
Chaque htel parisien a des signes particuliers qui prcisent
et achvent son signalement. Dans un autre arrondissement, un htel tait
clbre par ses suicides : il y en eut trois en quinze jours, un premier
dans une baignoire, un autre par le poison, un troisime par le revolver, et si
rapprochs, si imprvus que le chef de rception nĠosait plus monter dans une
chambre o le tlphone ne rpondait pasÉ
Tel autre est sournoisement guett par le fisc, lĠescroc,
lĠIntelligence Service et le tapeur professionnel, parce que son chasseur se
fait cinq cent mille francs de revenus par an. Rien de pareil au Scribe, qui a
la coquetterie de ne se distinguer que par son bar, un des plus commodes de
Paris, et par ses bains mousseux gazoiods, dont les
rsultats ont t reconnus par lĠUniversit de Berlin suprieurs ceux des
sources minrales naturelles du monde entier, jaillissantes, chaudes ou
froidesÉ
Pour toutes ces raisons, un de mes amis, qui est la
fois partisan de la vie dĠhtel, obse, rhumatisant, homme dĠaffaires, buveur,
bourgeois, Parisien de boulevard, sensible aux souvenirs et affam de progrs,
a choisi une fois pour toutes le Scribe pour y passer ses vacances. Un jour quĠil
rvait tout haut dans la rue aprs avoir got une collection de cocktails,
il parla dĠemporter avec lui, en voyage et dans un fourgon, tous les avantages
de la maison. Impassible, le veilleur de nuit fit celui qui ne dsapprouvait
pas, mais qui nĠencourageait rien, et remit trs solennellement sa clef au
fantaisiste. Comme aurait pu dire La Rochefoucauld : Ç Le vritable
employ dĠhtel est celui qui ne se pique de rien. È
Boulevard Saint-Germain
JĠhabite moi aussi lĠhtel, tout comme un maharadjah, un
soyeux lyonnais ou un diplomate, et mon htel sĠappelle Palace : il fait le
coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Four, un des endroits de Paris
les plus chargs de sens et de culture. JĠai pour voisins immdiats
lĠEncyclopdie franaise de Monzie, de Febvre et dĠAbraham, et quelques
tramways qui font du footing tous les jours en agitant leur sonnette. Devant la
porte, la station du mtro Mabillon me fait constamment la blague dĠtre un
jardin. Je sors, et, tout de suite, les cafs succdent aux librairies et les
librairies aux cafs. Ë gauche, Saint-Germain-des-Prs dresse sa tour de froc
et dĠpe, son armure grise et sentimentale, si parfaitement reposante, dans un
ciel clair. Vers la droite, le boulevard file vers les Universits. CĠest un
des plus beaux dcors que jĠaie connus dans mes voyages.
Fond en 1926, le Palace-Htel est ouvert une clientle
qui choisit le quartier Saint-Germain-des-Prs pour des raisons prcises, et ne
saurait descendre ailleurs : bourgeois cossus dont la vie est cheval sur
le sixime arrondissement et quelque ville de province ou de lĠtranger, intellectuels
avides de ce calme trs particulier qui nat du voisinage des maisons
dĠdition, des Facults et des cafs littraires, mdecins du Berry, de Bourgogne
ou de Hollande appels Paris par un congrs, ou par un grand malade
universitaire qui nĠentend pas changer ses habitudes, tudiants de tous les
points du globe attachs leurs cours, officiers en permission, femmes dĠune
lgance rudite. Des crivains aussi ont une prdilection quasi instinctive
pour ce quartier, o le mtier dĠcrire bnficie dĠune infinit de commodits
invisibles.
JĠai rencontr l Brecht, lĠauteur de lĠOpra de QuatĠsous,
le pote Mlot du Dy, Waldo
Frank et bien dĠautres. Lors du rcent Congrs pour la dfense de la Culture,
cĠest par groupes compacts ou par pays que les confrenciers, rapporteurs et
militants, rentraient au Palace aprs les sances de la Mutualit :
Tolsto, Boris Pasternak, auteur de vers dĠamour comme il ne sĠen fait plus
gure, Luppol, Ivanov, Tikhonov, Mme Karavaev, Gold, Carrangue de
Rios, quĠaccompagnaient dans la nuit, en refaisant le monde, Gide, Malraux,
Aragon, Chamson, BlochÉ
Le Franais, bon client
Entre un grand tablissement de la rue de Rivoli ou des
Champs-lyses et un htel comme le mien, il nĠy a aucune diffrence de
nature : le mme principe de crmonial prside aux alles et venues,
repas, habitudes des clients. Il se peut mme que jĠaperoive mieux chez moi
toutes les facettes et les nuances, toutes les combinaisons et les chimies de la
vie dĠhtel : cĠest comme si je la regardais dans un microscope.
CĠest galement au Palace que je me suis peu peu initi
au vocabulaire particulier de cette branche de lĠIndustrie, et que jĠai pu
enfin faire une diffrence entre le client franais et le client tranger.
Contrairement ce que lĠon pense, le client franais est de loin prfrable au
client tranger, bien quĠil voyage peu et soit moins adapt la vie dĠhtel
que les Anglais, par exemple, pour qui lĠhtel est une deuxime famille. Une
des causes de la crise htelire provient de lĠerreur dans laquelle on
maintient toute une classe de voyageurs trangers, en leur racontant que les
prix pratiqus en France sont ridiculement bas. Ils prennent un paquebot ou un
rapide, descendent quelque part, examinent lĠaddition, sĠtonnent dĠavoir t
tromps, et repartent mcontents. Pourquoi notre propagande, si elle existe,
est-elle mensongre 1 ?
Le Palace nĠa pas toujours t un htel. LĠimmeuble,
construit nagure par des Amricains, avait t rachet par le cardinal
Ferrari, qui devait en faire une pension dĠtudiants catholiques. Trois
chambres du premier tage avaient dj t transformes en chapelle. Mais
lĠinstitution manqua le dpart avant de fonctionner. AujourdĠhui, la maison
semble avoir t conue pour le travail intellectuel. Est-ce la prsence proche
de la Maison du Livre ? On mĠapprendrait un soir que toutes les chambres
du Palace viennent dĠtre retenues par un dtachement de bibliophiles que je
nĠen serais pas autrement tonn. Quand jĠaperois, la nuit, une fentre
claire trs haut quelque part, dans un des nombreux htels qui assaisonnent
le quartier, jĠimagine des tudiants paresseux, des bohmes attards sur Paris-Sport ou la Revue de Monte-Carlo. Chez moi, la lueur nocturne, chasuble adorante et immobile, me fait songer un front studieux,
au Philosophe en mditation de
Rembrandt, des hommes qui pensent, crivent ou lisent srieusement, et non
pas pour se dbarrasser de quelque concours.
1. Ce chapitre a t crit en 1935É
Les discrets privilges de la vie dĠhtel
LĠhtel o lĠon habite et dans lequel on apporte sa vie
totale, oubliant instantanment meubles et concierge, devient assez vite le
centre non pas seulement de lĠarrondissement o il se trouve, mais de toute la
ville. Les appartements nĠont pas ce talent : ils sont toujours, quel que
soit leur confort, quelle que soit leur personnalit, dĠun quartier dtermin.
LĠhtel asservit les alentours et domine : cĠest un Kremlin.
Ainsi le mien. JĠy apprcie si vivement lĠatmosphre dĠun
poste de commandement que jĠirais volontiers jusquĠ prtendre que le tlphone
y fonctionne aussi bien que chez les particuliersÉ Il semble que lĠhtel soit
une centrale de vie cre pour vous mettre en contact avec la vie. Qui sĠinstalle lĠhtel voit immdiatement
se retirer, comme une mare, toute la mer de problmes que pose lĠexistence
bourgeoise dans un appartement.
LĠclairage, la chaleur, le blanchissage, la teinturire,
le Ç pressing È, les contributions, les trennes de la concierge,
lĠhomme du gaz : tous ces fantmes qui errent autour de votre silhouette
de locataire disparaissent. LĠlectricit nĠest plus une partie du confort que
lĠon soit oblig de sĠassurer moyennent signatures dĠabonnement et paiements de
quittances ; lĠlectricit y est donne subitement, comme la pluie ou la
chute des feuilles. CĠest un bienfait des dieux. Cette supriorit que nous avons
ainsi sur les autres mortels nous lie, nous autres citoyens de la rpublique
des htels, par une sorte de franc-maonnerie.
Mon amie Mme Langlois, la veuve du savant, que je
rencontre dans le hall, dispos en patio, du Palace, le comte de Kerveguen, qui habitent la maison depuis des annes ;
tel tudiant cubain ; un oculiste de province venu dans le sixime
arrondissement pour augmenter sa connaissance de lĠÏil ; le portier, le
patron, la cousine du 64, le sommelier ; Lahoutie,
de la dlgation sovitique, sont pour moi plus que des voisins : des
collgues. Ne sommes-nous pas tous affilis une socit secrte qui sĠest donn
pour mission de rsoudre un certain nombre dĠnigmes : le petit djeuner,
le trousseau de clefs, le cirage, le quart Vichy, lĠheureÉ
tendu sur le lit de ma chambre, assur de la prsence
confuse dĠune foule dĠtablissements, le magasin de pipes, les chaussures, la
Maison de lĠAgriculture, les librairies, les avocats, lĠInstitut historique des
sciences Techniques ; plus loin, les cafs, qui font de la place Saint-Germain-des-Prs
une des antichambres du Parlement, de lĠUniversit, de lĠInstitut, je puis
changer tout cela en appuyant sur le bouton de ma sonnette, et devenir, sans
transitions compliques, voyage, traverse. LĠhtel est un instrument de
dcision.
La flotte des htels parisiens et ses capitaines
Le soir, quand je rentre au Palace, porteur de revues, de
journaux, de toute une cueillette dĠides dans le Paris littraire, je trouve M.
XÉ, le directeur, et sa femme, qui pilotent leur maison dans la nuit. Les
glissades de lĠascenseur, le rythme des lumires, qui indiquent la respiration
de lĠimmeuble, la pntration du tlphone, qui amne goutte goutte des voix
lointaines, me font songer aux quinze cents htels ancrs dans Paris. Le Palace,
ses directeurs et moi, cette heure de nuit o il faut veiller, prvoir,
compter, faisons tous trois partie de cette flotte. Tandis que nous bavardons
lĠavant de notre bateau blanc, qui croise dans les eaux du carrefour Buci, des clients rentrent un un, saluent, prennent leur
clef, esquissent la journe du lendemain, ou donnent quelques indications sur
lĠemploi de leur soire : celui-ci vient de perdre au poker tout ce quĠil
possdait : on lui avance quelques billets, car tout bon directeur est un
peu banquier. Celui-l, qui ne connaissait pas Chopin, car il est frais moulu
du Turkestan, vient dĠour Ç un pianiste hongrois que le Figaro vante È, comme disait Laurent Tailhade. Cet autre
trouve un tlgramme dans son casier ; quelques mots qui lĠobligeront faire
ses valises et quitter ds la premire heure ce port de Saint-Germain-des-Prs
o se mlangent les foules intellectuelles et les foules artisanes, ceux qui
vont lĠUniversit et ceux qui vont au march, les barques isoles, les
pcheurs en eau trouble, les vieux coucous de la flotte htelire o lĠon sert
les clients Ç avec une seringue È, comme on dit dans le mtier ; les
sardiniers, les golettes, les sous-marinsÉ
En rentrant dans ma chambre, jĠai lĠimpression me glisser
dans une cabine. Je cours au hublot. Palace Htel file ses vingt nÏuds dans la
nuit du sixime. Demain matin, nous retrouverons Paris, sa lumire au doux
plumage, ses chagrins couvs, ses quinze cents htelsÉ